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pièce a produit tout l’effet qu’on en pouvait attendre « avec un personnel théâtral comme celui de Weimar. »

Des occupations si diverses, si multiples, souvent si insignifiantes, pareilles à celles qui paralysaient le génie de Gœthe avant son voyage d’Italie, expliquent en partie ses longues périodes de stérilité. Ajoutez à cela que les circonstances de sa vie intime n’étaient peut-être pas non plus très favorables au travail. Il vivait avec Christiane Vulpius, qui n’était pas encore sa femme, et qui n’était point pour lui la compagne égale dont le commerce est un bienfaisant réconfort. Une fois apaisée la passion sensuelle qu’elle lui avait inspirée, il ne trouva plus en elle qu’une excellente ménagère, fidèle, active, dévouée, mais inférieure : le gracieux « petit Eroticon » des Élégies romaines devint quelque chose comme une gouvernante de premier ordre. Très simple, très modeste, Christiane tenait avec beaucoup d’économie le ménage de M. le conseiller privé. Elle soignait ses plats, — mais ne mangeait pas à sa table. Elle ne prenait aucune part à sa vie intellectuelle. Pendant les premières années de leur liaison, elle sortait rarement avec lui. Il va sans dire que le « monde » l’ignorait, et que les belles dames, les amies de Gœthe, la regardaient de haut. D’autre part, « Mme la conseillère » la traitait avec beaucoup de considération et de sympathie : on peut lire, dans le quatrième volume de « Ecrits » de la Gœthe-Gesellschaft[1], nombre de lettres que Mme Gœthe adresse à Christiane en l’appelant « chère amie », ou « chère fille », et qu’elle signe : « Votre fidèle mère et amie », ou : « Votre sincère amie et mère », lettres dans lesquelles elle parle de son fils et de son petit-fils sans paraître songer qu’il y eût dans la situation de cette famille quoi que ce fût d’irrégulier. Il est pourtant difficile de croire que Gœthe n’ait en rien souffert de cette irrégularité. Il ne s’en plaint pas, n’étant point de ceux qui se plaignent des suites normales de leurs actes. Mais son ami le plus intime, Schiller, qui le voit penser, qui le regarde vivre, n’hésite point à attribuer à des préoccupations domestiques la paresse de son génie. « En somme, écrit-il en 1800 à son ami Kœrner qui lui demandait : « Que fait donc Gœthe ? » en somme, il produit trop peu maintenant, quelque riche qu’il soit pourtant par l’invention et par l’art. Son esprit n’est pas assez tranquille, sa misérable situation domestique qu’il n’ose point changer, tant il est faible sur ce point, le remplit

  1. Weimar, 1889.