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Saxe-Weimar-Eisenach ; de sorte que peu à peu son rôle fut presque le même qu’avant le voyage entrepris pour s’en décharger. Quand le duc était absent, il le remplaçait, s’occupait pour lui de toutes les affaires, lui écrivait abondamment. Quand le duc était là, il lui tenait compagnie, dînait constamment à sa table, organisait ses plaisirs d’esprit. Il n’assistait pas aux séances du conseil, c’est vrai, mais il avait de fréquens entretiens avec les ministres Schmidt, Voigt, Schnauss ; rien ne se faisait dans aucune branche de l’administration sans qu’il en eût connaissance ou même qu’il en décidât. Il dirigeait de haut l’éducation du prince héritier. Il s’occupait des musées, de l’université d’Iéna, et bientôt nommé président de la commission du théâtre, il allait consacrer une bonne part de son temps à l’organisation et à la direction du « théâtre de la cour », qui remplaça l’ancien « théâtre d’amateurs ». Gœthe n’avait plus, sur le théâtre et les acteurs, les fraîches illusions de sa jeunesse, qu’il rappelle avec tant de charme dans son Wilhelm Meister. Mais il en conservait quelques-unes : il s’efforça très sincèrement de faire du théâtre de Weimar un théâtre modèle. Grâce à l’appoint que lui apportèrent plus tard les pièces et le concours de Schiller, il faillit réussir. En tous cas, on ne saurait méconnaître qu’il tira le meilleur parti possible des faibles moyens dont il disposait ; car, si Charles-Auguste avait à la fois, comme un poète l’en félicitait, l’âme d’un Auguste et celle d’un Mécène, il n’en avait point le budget. Les acteurs étaient mal payés : leurs lettres au chambellan Kirm, qui s’occupait de la partie matérielle de la direction, sont lamentables. Ces malheureux meurent de faim. Tel d’entre eux touche deux thalers par semaine, et il lui est impossible de se loger et de se nourrir à moins d’un thaler et demi. Leur existence n’est qu’une longue bataille contre le besoin. « J’ai vécu si frugalement, écrit Vohs (le créateur de Piccolomini et de Mortimer), que pendant trois ans et demi je n’ai jamais rien mangé de chaud le soir. » Vulpius, le frère de Christiane, qui est chargé d’arranger les livrets d’opéras et travaille comme un bénédictin, n’est pas mieux traité. Et il y a les costumes qui doivent servir plusieurs fois, de telle sorte qu’Elisabeth et Marie Stuart se repassent la même robe, et qu’Essex est prié de s’arranger comme il pourra sans que cela coûte rien. Et il y a les rôles pour lesquels on manque de titulaires, que les premiers sujets doivent encore remplir par-dessus le marché. Dans de telles conditions, que pouvait être ce théâtre ? De fait, pendant plusieurs années, il ne dépassa point la