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devient célèbre. On y ouvre des hôtels, un casino ; on y construit des routes, et bientôt un chemin de fer. Et les habitans, au contact de la « civilisation », ne tardent pas eux-mêmes à se « civiliser ». L’argent, que jusque-là ils ignoraient, est désormais leur principal souci : encore dédaignent-ils de le gagner par un long travail, tandis qu’il leur suffit, pour s’enrichir, de louer leurs maisons et d’écorcher les touristes. La foi s’en va, et l’église se vide. Et du même coup s’en vont la confiance mutuelle, l’attachement au sol, la résignation, le bonheur de vivre. Nous avons là, en quelque cent pages, un tableau complet de la naissance d’une « station » au sommet des Alpes. Et si le livre n’avait paru presque en même temps que Là-Haut, le beau roman montagnard de M. Edouard Rod, nous aurions soupçonné l’écrivain allemand de s’en être inspiré, tant la ressemblance est grande entre ces deux peintures des prodromes, de l’évolution, et des suites d’une même maladie sociale.

Mais à Sainte-Marie-en-Torwald cette maladie en entraine une autre derrière elle, plus funeste encore. La « station alpestre » peu à peu se transforme en centre industriel, et les hôtels, les pensions, cèdent la place à de sombres usines. Un juif converti, le baron de Yark, venu d’abord en touriste, s’aperçoit que le pays est riche en divers minerais, et capable de fournir une excellente matière à la spéculation. Mines, fonderies, verreries, il y installe tout cela, en même temps qu’il se fait construire un château dominant le village. Il devient le seigneur de Sainte-Marie, maître absolu de la région, disposant à son gré des malheureux habitans. C’est une ère de dure servitude qui s’ouvre pour eux, jusque-là si libres et si jaloux de leur liberté. Leurs terres, leurs maisons, tout ce que de père en fils ils avaient précieusement gardé, tout finit par tomber entre les mains du baron : et quand ils n’ont plus rien que leurs bras, ils lui vendent leurs bras, se résignant à la pénible et fatigante condition d’ouvriers. Un beau jour, leur maître baisse leurs salaires : ils se mettent en grève, incendient le château, s’apprêtent à massacrer patrons et contre maîtres, et à se massacrer les uns les autres par dessus le marché, lorsque les gendarmes réussissent à les maîtriser. Car avec la servitude deux autres maux sont tombés sur ces misérables : l’alcoolisme et le socialisme. Et d’aucun des trois ils ne pourront se guérir.

C’est la véritable conclusion du roman, la seule qui découle des faits racontés. Il n’y a pas jusqu’à la première partie qui ne contribue à la renforcer, par le contraste même de l’impression de paix et de bonheur qui s’en dégage avec les sinistres tableaux des pages suivantes.