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unions qui jadis lui étaient chères et qui mêlent une nature raffinée avec une autre qui est primitive et grossière. Ou plutôt il l’a placée dans les faits qui précèdent le drame, il l’a reléguée à la cantonade. Ramuntcho est le fils d’un citadin blasé et d’une paysanne. Il ignore le nom de son père. Et lorsqu’il tient en mains les papiers qui vont le lui révéler il détruit lui-même ces témoins d’un passé louche et maudit. — Le drame est réduit aux lignes essentielles : l’inclination réciproque, l’obstacle venu de la division des familles, l’éloignement, la séparation définitive. Ce qui est merveilleux, c’est qu’avec des élémens aussi simples, M. Loti ait évité la monotonie et la fadeur : c’est proprement l’art qui fait quelque chose de rien. Même sobriété et même largeur dans les tableaux qui à chaque instant nous remettent sous les yeux des scènes de mœurs pastorales. « C’était la saison tardive où l’on coupe ces fougères qui forment la toison des coteaux roux. Et de grands chariots à bœufs qui en étaient remplis roulaient tranquillement au beau soleil mélancolique, vers les métairies isolées, laissant au passage la traînée de leur senteur. Très lentes, par les chemins de montagne s’en allaient ces charges énormes de fougères, très lentes avec des tintemens de clochettes. Les bœufs attelés, indolens et forts, traînaient ces chariots lourds, dont les roues sont des disques pleins, comme celles des chars antiques. » Les chants alternés des bergers improvisateurs, les luttes des joueurs de pelote, les expéditions nocturnes des contrebandiers, sont autant de récits d’un dessin très pur, d’une forme toute classique. Et les procédés eux-mêmes du récit qui à force de maîtrise savante prennent un air d’être rudimentaires, contribuent à nous faire songer de quelque idylle épique.

On ne s’attend pas que les personnages aient une physionomie très particulière et s’enlevant avec beaucoup de relief. Itchoua, brigand et dévot, est une figure assez vivante ; mais c’est un comparse. Dolorès, Franchita, Gracieuse ne sont guère que des esquisses. Pour ce qui est de Ramuntcho, l’auteur a ingénieusement mêlé en lui deux sortes d’hérédité dont l’une le rattache au sol natal et l’autre lui inspire de vagues inquiétudes, un obscur désir d’autre chose. Mais peu importe, et comme dans tous les livres de M. Loti, les êtres sont condamnés à une sorte d’effacement. Ils disparaissent à demi dans l’ombre que projettent sur eux les choses. En fait, bien plus que le roman de Gracieuse et de Ramuntcho, c’est ici le poème d’une race. Cette race basque, venue d’on ne sait quelles origines lointaines, s’est, par un phénomène inexpliqué, gardée intacte ; c’est, dans un coin de monde fermé, le débris d’un peuple très mystérieusement unique, sans analogue parmi les peuples.