Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/925

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

questions, s’impose à lui sous la forme d’une sensation pénible entre toutes les autres. De là lui est venu de bonne heure le besoin d’écrire. « J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et de moi-même... pour essayer de prolonger au delà de ma propre durée tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré, tout ce que j’ai aimé...» C’est cela qui explique que M. Loti éprouve si vivement la séduction des spectacles de la nature, spectacles d’un jour, fêtes sans lendemain, qui ne sont déjà plus qu’un souvenir pour celui qui les a contemplés, qui auront si tôt cessé de briller dans l’esprit des hommes !

On voit maintenant grâce à quelle organisation spéciale et par quel concours de facultés M. Loti est arrivé, après ses grands devanciers et profitant du travail déjà fait, à perfectionner encore l’art de la description. Il a autant que d’autres la justesse du coup d’œil; il sait noter le trait dans toute son exactitude, et la nuance dans toute sa délicatesse. En outre, et par un raffinement qui lui est propre, il a réussi à rendre ce qui est sans forme précise, sans contour arrêté, sans couleur définie, impalpable, immatériel, irréel. C’est beaucoup que d’avoir ainsi reproduit l’enveloppe extérieure des choses. Pourtant un art qui ne la dépasserait pas et ne pénétrerait pas plus avant ne nous laisserait après lui qu’une déception. Que nous importent les lignes et les couleurs ? Elles ne nous intéressent qu’autant qu’elles sont révélatrices de l’âme qui y est enfermée. C’est aussi bien ce que M. Loti excelle à rendre. L’hostilité de la nature africaine, l’accablement qu’apportent les pays d’Islam, la volupté de Tahiti l’île délicieuse, l’intimité du ciel breton, nous devons à ses livres d’en avoir reçu l’impression plus vive que nous n’eussions fait du contact avec la réalité elle-même, nous autres hommes de pensée abstraite, pour qui le livre du monde reste à jamais fermé. Et enfin, par de la les aspects transitoires de la nature, sous le décor dont elle se pare pour quelques siècles, il a été donné à M. Loti d’en deviner les aspects éternels. « Aux premiers âges géologiques, avant que le jour fût séparé des ténèbres, les choses devaient avoir de ces tranquillités d’attente... aux époques où les mondes n’étaient pas encore condensés, où la lumière était diffuse et indéfinie dans l’air, où les nuées suspendues étaient du plomb et du fer incréés, où toute l’éternelle matière était sublimée par l’intense chaleur du chaos primitif (Roman d’un spahi.) — Il y avait une sorte d’immense lueur diffuse dans les eaux. Ces nuits étaient pâmées de chaleur, pleines de phosphore, et toute cette immensité couvait de la lumière, et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l’état rudimentaire,