Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 140.djvu/853

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son admiration, mais qu’il apprenne à admirer! » et surtout qu’il n’apprenne pas l’analyse qui dessèche et la dissection qui tue! Qu’importe qu’il apprenne un peu moins de choses? Nous ne vivons pas plus pour apprendre que nous ne vivons pour manger. Nous vivons pour aimer. Tant que la science stimule ou approfondit en nous ce pouvoir, elle est utile. Du jour où elle le contrarie, elle est fatale. — Quoi! la science pourrait être une mauvaise chose? — Non, c’en est une bonne, comme la lumière, mais pourtant les papillons périssent en cherchant la lumière, et l’homme en cherchant la science. Hommes et papillons, nous devons demander à la lumière, moins d’éclairer les choses que de les embellir!

« Car admirer est la principale joie et le principal pouvoir de la vie. Tout ce que je vous ai suggéré jusqu’ici, vous pouvez le recevoir simplement comme un thème à réflexion. Mais cette dernière vérité, je la sais et vous devez la croire. Ayez du respect, ayez de l’enthousiasme, ayez de la vénération — respect pour tout ce qui est brillant dans votre propre jeunesse, respect pour ce qui est expérimenté dans l’âge des autres, pour tout ce qui est gracieux parmi les vivans et grand parmi les morts et merveilleux dans les Pouvoirs qui ne peuvent pas mourir... » C’est le secret du bonheur. Pour le ruskinien, il n’est d’autre plaisir que le plaisir esthétique, et seul il tient lieu de tous les autres. S’il est riche, il entreprendra, par un patronage habile, de fournir à la foule de quoi admirer. Il ne mettra pas ses ressources à une jouissance personnelle et d’un instant, mais à un monument qui servira à tous et à jamais. S’il a la chance de rencontrer un Michel-Ange, il ne lui commandera pas, comme fit Pierre de Médicis, une statue de neige. Il prendra garde au contraire « qu’aucune intelligence, autour de lui, ne brille à la façon d’une gelée blanche, mais qu’elle soit vitrifiée comme une fenêtre peinte et placée entre des colonnettes de pierre et des barres de fer, afin qu’elle supporte le soleil en elle, et l’envoie à travers elle de génération en génération. » — S’il est pauvre, il se réjouira de voir les belles choses, possédées par les autres et par les églises ou les musées qui dépassent en richesses d’art toutes les particulières collections. S’il a les moyens de voyager et d’aller suivre au loin les traces esthétiques des grands semeurs d’Art, il voyagera souvent, marquant d’une croix blanche les journées de sa vie, où une nouvelle face de la Beauté lui sera apparue, où un