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les rares cités et les rares peuplades que nos grands ingénieurs n’ont pas réduites à l’image du boulevard et les grands magasins asservis à l’uniforme de la redingote... Peut-il y avoir encore de la Beauté dans l’art? Il n’y en a plus dans la vie... »

Peut-être... diront les savans et les économistes, mais il y a de la richesse. Avant de philosopher, il faut vivre. Qu’importe que quelques dilettantes raffinés ou quelques inutiles rêveurs regrettent ces étranges plaisirs esthétiques que, pour notre part, nous n’avons jamais ni désirés, ni ressentis, si le bien-être de la masse est accru et si les foules sont plus heureuses du régime industriel et économique que la science a inauguré ?

Les foules... alors regardons de ce côté. Nous les verrons s’avancer, plaintives ou menaçantes, à l’assaut de la société moderne, armées de plus de revendications qu’elles n’en ont jamais apporté au monde ancien. Chaque jour l’étiage du crime monte, comme une crue de sang. Chaque jour, des suicides plus nombreux se lisent en lettres qui devraient être rouges, sur les colonnes des journaux, et, — chose inouïe jadis, — des suicides d’enfans... Chaque jour, sur quelque point de ce globe civilisé, des révoltes d’ouvriers éclatent, brisant ces merveilleux et fragiles outils que la science a confectionnés pour leur bonheur. « Nos cités sont un désert de roues à filer au lieu de palais — et cependant le peuple n’a pas de vêtemens; nous avons noirci les feuilles des bois anglais avec nos fumées, et le peuple meurt de froid; nos ports sont des forêts de navires marchands, et cependant il meurt de faim... » On a jeté bas les monumens pittoresques du moyen âge et jusqu’aux remparts des villes qui, de loin, ravissaient les yeux du voyageur, mais a-t-on, en retour, donné quelque chose à ce peuple? A-t-on changé ces vieilles pierres en pains? On a coupé les arbres de nos forêts pour bâtir des usines et à la place des chants des oiseaux on n’entend plus que le sifflet et le ronronnement des machines à vapeur. Mais les ouvriers sont-ils plus gais au moins et chantent-ils davantage? Hélas ! non. La France pauvre d’autrefois chantait : on chantait à table, on chantait au travail. Aujourd’hui, la France, devenue riche, est comme le savetier enrichi du fabuliste : elle ne chante plus. Les promesses de l’école de Manchester ont donc trompé le monde ou du moins il se croit trompé, ce qui est la même chose, car rien n’est si subjectif que le sentiment du bonheur. Il est possible, il est probable que les systèmes socialistes ne lui préparent