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mêlés à leurs barbes sur cet éclatant brocart, ils évoluent lentement, symboliquement, au milieu des fumées d’encens. La plaschanitzay emportée sur leurs épaules, disparaît derrière l’iconostase ; elle doit demeurer sur l’autel même jusqu’au jour de l’Ascension. L’aigle impériale la veillera ; fermoir de la porte sainte, elle étend une aile sur chacun des battans.

Et cependant, du haut du temple, les voix dont le timbre accuse et la fatigue de toute la semaine et l’allégresse de l’heure présente s’élancent et retombent sur un rythme rapide et cadencé :

« Comme saint David dansait devant l’Arche, dansons en l’honneur du Christ ressuscité…

« Venez, nous boirons la boisson nouvelle… »

Dmitri Féodorovitch m’explique les choses, mais je comprends tout seul, je comprends bien ; c’était hier un rite d’hiver, c’est ce soir un rite de printemps. Et voilà justement pourquoi la Pâque a ici un sens particulier qu’elle ne saurait avoir en Occident ; un seul jour suffit en ce climat brusque pour liquéfier les rivières, ameublir le sol, alléger la brise, approfondir le ciel ; la créature humaine, tout à coup plongée dans ces fluides nouveaux, tremble d’un vertige sensuel et cherche le rythme d’une nouvelle vie. Le corps affranchi du carême symbolique qui était la participation de la chair aux rigueurs de la saison, le cœur où le sang accéléré monte comme une sève, la conscience conviée aux images de la couleur et du mouvement, aux bruits de la campagne, aux cris des animaux ; l’homme tout entier éprouve en soi la victoire du principe vital et célèbre dans les temples l’apothéose du Dieu bon. Qu’importe après cela si la Pâque chrétienne a remplacé la Vesné des anciens Slaves ? Les choses du culte, nous pouvons, avec l’aide de l’histoire, les modifier ; mais les choses de la nature, nous ne les changerons pas.

Comme si le temple s’élargissait sur toute la ville, une assistance emplit la cour ; des corbeilles contenant les œufs peints ou dorés et les paschi faites de laitage s’alignent le long d’une table ; une multitude de petits cierges, pareils à des lucioles dans un pré, la changent en une pelouse de lumière. Rangés là comme des soldats, les gens, debout, attendent que le prêtre vienne bénir. Sur ces figures éclairées par en bas, des ombres changeantes accentuent les marques du jeûne, de l’âge, de la pauvreté, du vice peut-être, car qui déchiffrera le palimpseste d’un visage ? Mais, comme une seule clarté caresse ces fronts divers, un même rayonnement