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séances au concours hippique ; — il s’agit du carême populaire qui rassemble ici les pauvres gens, de leur carême sauvage, fait de rudes observances et de rites fatigans, riche de foi naïve et de douloureuse poésie, plein de prières et plein de larmes.

Il faut craindre seulement que la tristesse des choses observées ne frappe d’un ennui mortel les pages écrites ; il faut prier le bon Dieu d’ici qu’il nous donne des lecteurs à Paris. En route donc vers Sainte-Sophie, la vieille église byzantine, la mère des églises russes.


Un beau jour clair presque printanier ; le soleil se lève derrière les jardins qui dominent le Dniepr ; des vols d’oiseaux, éparpillés en tous sens, font des taches ailées sur l’universelle blancheur d’une neige qui s’affaisse en fondant. Hier soir, les passans se fustigeaient les uns les autres avec des éclats de rire ou des cris de colère, et c’était une bataille des rameaux beaucoup moins courtoise qu’à Nice une bataille de fleurs. Mais ce matin la rue est calme ; le pas nombreux et cadencé d’une troupe qui s’approche en accentue encore le discret silence. Passe, se rendant à l’office, une compagnie de soldats ; arrivé devant l’image du Christ guérissant l’aveugle, le feldwebel crie : « Fixe ! » et se signe le premier ; puis son geste se répète et se multiplie le long de ces rangs chrétiens. Cependant, le tramway électrique qui court sur nos brisées coupe en deux la petite colonne et la dépasse, en sonnant son timbre rageur. Une cloche tout autre que celle de l’église, celle-ci qui assemble, celle-là qui disperse, mêlées en un carillon anachronique et discordant. Ainsi, le soir, quand les étincelles bleues jaillissent entre la roulette et le conducteur, on s’étonne de voir cligner dans le ciel d’hiver cette lumière falote qui se moque des étoiles.

Une file de pèlerins descend la pente avec moi ; de rudes moujiks aux figures barbues et creuses ; une jeune femme mise comme chez nous les égoutiers ; à l’arrière-garde, une « baba » très lasse, chargée d’années et d’ustensiles. Soucieux de ne faire à pas une image tort de leurs pieuses salutations, ils vont lentement par la ville sainte. S’arrêtant avec un bel ensemble devant le café-concert Château-des-Fleurs, ils honorent d’une révérence dévote une statuette d’Apollon, logée là dans le porche de carton. Puis, gravissant par la montée raide où le pavé de brique jaune danse sous leurs pas dans le sol ameubli, ils éviteront avec horreur