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Et c’est pourquoi, l’esprit du poète s’élargissant à mesure qu’il vivait et qu’il se reconnaissait des devoirs, son dernier volume de vers, qui devait s’appeler le Paradis de l’Athée, a pu paraître sous ce titre plus hospitalier : Mes Paradis. Ce livre, auquel on a peu rendu justice, me plaît infiniment par une sincérité qui ne craint pas de se contredire, estimant sans doute que nos prétendues contradictions ne sont que des états d’âme successifs, et que notre âme est d’autant plus riche, plus largement humaine, que ces états sont plus divers. Dans la première pièce du livre, l’homme aux yeux de cuivre et au torse d’écuyer, qui a si doctement rugi les Blasphèmes, nous confesse bravement qu’il sent quelque chose de nouveau lui gonfler le cœur, regret, désir, peut-être espoir...


Ceux que j’ai pu blesser naguère en blasphémant,
Je leur demande ici pardon très humblement,
Et peut-être en secret que je leur porte envie.


Et nous voyons alors lutter l’un contre l’autre, ou, plus justement, nous entendons chanter l’un après l’autre les deux Richepin, le Touranien et l’Arya, le roi des Romanichels et le père de famille, le matérialiste et l’idéaliste, le cynique et le ^tendre, l’impie et l’aspirant à la foi, le révolutionnaire et, mon Dieu ! le conservateur. Et, finalement, c’est bien l’Arya qui l’emporte, puisque le poète, sans proscrire le paradis de Mahomet ni celui de Rabelais, s’attarde au paradis de la famille, aux joies du foyer, aux veillées sous la lampe et aux gentillesses des enfans qui tettent, dans des pièces aussi « intimes » et aussi touchantes que le permettent la précision dure et un peu martelée de son expression, et tantôt la brutalité, tantôt la curiosité presque fatigante de son vocabulaire. Sans compter que le recueil se termine par un appel évangélique à la fraternité, une exhortation au sacrifice et au don de soi, et par une vision idyllique de l’âge d’or et de la terrestre cité de Dieu, ou, si vous voulez, du paradis de Pierre Leroux et de George Sand.

Pourquoi non? Une des idées philosophiques que ce poète, — qui n’est point particulièrement un philosophe, et qui a bien raison, — paraît le mieux sentir et qu’il a le plus fortement exprimées, c’est que notre âme est le produit d’un long passé, et qu’ainsi nous portons en nous une quantité de « moi ». Rappelez-vous, dans les Blasphèmes, la Chanson du Sang, et lisez dans Mes Paradis la pièce qui commence ainsi :


Ah! ce n’est pas deux moi qui sont en moi ! c’est dix.
Cent, mille, des milliers!