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l’unité de doctrine et de l’unité d’amour qui constituent la loi du vrai et du bien. »

En d’autres termes, Lamennais ne se résignait pas à être un simple individualiste et ne savait absolument pas de quelle manière, par quel biais forcé, par quelle contorsion d’argumentation et par quel prestige de galimatias il pourrait échapper à l’être. Les deux Lamennais se battaient en lui dans une mêlée confuse, obscure et anxieuse, où tout son être violent et tendre se tourmentait douloureusement.


IV

N’importe ; et il n’en est que plus instructif comme individu représentatif de l’évolution de tout le siècle. Les hommes aiment à penser en commun, et ils aiment à penser librement. Ils aiment à penser en commun, parce que, forcés de vivre en société, ils sentent qu’il leur faut agir en commun, et qu’ils sentent confusément aussi que, les actes étant des pensées qui marchent et les pensées des actes qui se mettent en route, qui doit agir en commun est à peu près obligé de penser en commun tout de même; ou que, sinon, les actes ne seront plus des pensées, n’auront plus rien d’intellectuel, seront un je ne sais quoi déterminé par les circonstances, où l’entendement humain n’interviendra point, et marqueront une dégradation de l’humanité.

Et les hommes aiment à penser librement, parce qu’ils sentent que l’essence même de la pensée est d’être libre, et qu’une pensée qui n’est pas spontanée, quelque rares qualités qu’elle puisse avoir d’ailleurs, a ce seul défaut et ce seul manque qu’elle n’est pas une pensée.

Cela forme une antinomie. L’humanité pensante se partage, elle est toujours partagée plus ou moins inégalement entre ces deux tendances légitimes, raisonnables et nécessaires. Mais, selon les temps, la majorité passe d’une de ces deux tendances à l’autre. Il y a eu un temps, où, surtout en apparence, mais aussi en réalité, l’humanité avait pris le parti de penser en commun. Depuis quelques siècles la tendance contraire a pris force de plus en plus ; au XIXe siècle elle a fini par prévaloir, à tel point, remarquons-le, que la concession faite, qui était grande, que la latitude donnée, qui était considérable, par le protestantisme à la liberté