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application physiques sont également bons. Tout artiste doit être un ouvrier.

Mais en même temps et pour que l’équilibre soit rétabli, tout ouvrier doit être un artiste. Il ne suffit pas que le penseur travaille : il faut encore que le travailleur pense. Peu importe que, distrait par sa pensée, il oublie parfois la régularité machinale de sa besogne, et que, dans sa fantaisie, il cherche à faire plutôt œuvre originale, mais vivante, qu’œuvre rigoureusement conforme à un patron donné.


Je citerai seulement un exemple tiré de la manufacture du verre. Notre verre moderne est admirablement clair dans sa substance, fidèle à son patron dans sa forme, soigné dans sa taille. Nous en sommes fiers. Nous devrions en être honteux. Le vieux verre de Venise était fangeux, sans soin dans ses formes et gauchement taillé, s’il l’était toutefois. Car il y a cette différence entre l’ouvrier anglais et le vénitien que le premier pense seulement à assortir ses patrons, à tenir ses courbes parfaitement exactes et ses bords parfaitement affilés et devient une pure machine à arrondir des courbes et à aiguiser des bords, tandis que l’ancien vénitien ne s’inquiétait nullement si ses bords étaient affilés, mais il inventait un dessin nouveau pour chaque verre qu’il faisait et jamais ne moulait une poignée ou un bord sans y mettre une fantaisie nouvelle. Et ainsi, quoiqu’il y ait certain verre vénitien assez laid et gauche lorsqu’il a été fabriqué par des ouvriers sans adresse et sans invention, d’autres verres sont si beaux dans leurs formes qu’aucun prix n’est trop élevé pour eux et nous ne voyons jamais la même forme répétée deux fois en eux. Or vous ne pouvez avoir, à la fois, le fini et la forme variée. Si l’ouvrier est préoccupé de ses bords, il ne peut songera son dessin ; s’il l’est de son dessin, il ne peut songer à ses bords. Choisissez entre la belle forme et le parfait fini, et choisissez, en même temps, si vous voulez faire de l’ouvrier un homme ou une meule…

Pardon ! interrompt le lecteur : si l’ouvrier sait très bien dessiner, je ne veux pas le laisser au four. Qu’il s’en aille : qu’on en fasse un gentleman et qu’il ait un atelier et y dessine son verre et nous le ferons souffler et tailler par les ouvriers ordinaires, et ainsi nous aurons à la fois le dessin et le fini.

Toutes les idées de cet ordre sont fondées sur deux fausses suppositions : la première, c’est que les pensées d’un homme peuvent être exécutées par les mains d’un autre homme ; la seconde, c’est que le labeur manuel est une dégradation quand il est dirigé par l’intelligence.


Et il doit toujours être dirigé par l’intelligence. L’artisan doit non point ambitionner de faire mécaniquement un métier d’artiste, mais bien de faire artistement son métier d’artisan. Le grand art décoratif, l’art populaire n’est qu’à ce prix. Et si de nos jours on ne trouve plus parmi les ébénistes, les maçons, les