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Quant à elle, l’année même où cette liaison lui échappait, elle fut quitte pour en nouer une autre. La mode n’était plus d’aller au Lycée. Les jeunes filles, les jeunes femmes, les savans, les oisifs se rencontraient maintenant aux leçons de botanique du Muséum et aux herborisations de la plaine de Gentilly. C’est au Muséum qu’un matin de l’automne de 1801 Mme de Condorcet rencontra l’ancien oratorien Fauriel. Elle va reprendre avec lui le « rêve ébauché » avec un autre : il n’y a que substitution de personne. « Bientôt s’établit entre eux une de ces liaisons discrètes que le XVIIIe siècle admettait sans penser à les critiquer. On les considérait comme une sorte de mariage morganatique. » Le biographe de Mme de Condorcet est admirable pour sauver par la délicatesse des termes ce que certaines situations peuvent avoir de scabreux. Mais je crois bien qu’en outre il a raison et qu’il nous donne ici la note juste. Mme de Condorcet était tout à fait sans préjugés. Elle n’entendait pas malice aux choses, et si on se fût avisé de lui reprocher l’immoralité de sa conduite, le reproche lui eût semblé tout à fait dépourvu de signification; car ce qui est spécial dans son cas, c’est justement l’absence en elle de l’idée même de la moralité.

La marquise de Condorcet a vécu jusqu’en 1822. En réunissant autour d’elle les débris de la société d’Auteuil, elle a fait au Consulat et à l’Empire une opposition discrète. Elle règne sans bruit, avec sa grâce de femme, et son élégance d’aristocrate, sur ce groupe des idéologues qu’elle empêche de se dissoudre. C’est de là que partent les objections timides faites au projet de Concordat, et là que s’organise la résistance contre les idées de Chateaubriand et le mouvement dont la publication du Génie du Christianisme est le signal. Des Lettres anglaises, de la Lettre sur les aveugles et du Traité des sensations, du livre de l’Esprit et de l’Esquisse, jusqu’aux Rapports du physique et du moral et au Traité d’idéologie, une même doctrine se poursuit et se conserve. C’est un filon, étroit et non troublé, qui reste imperméable aux influences nouvelles sous lesquelles se reconstitue la société. C’est l’esprit lui-même du XVIIIe siècle, continuant sa lutte contre la tradition qu’il confond avec la routine, contre les principes de l’institution sociale qu’il confond avec ses abus, contre la religion qu’il confond avec la superstition, contre les lois de la morale où il ne voit que des inventions de l’hypocrisie, et enfin contre tous les « préjugés » dont s’était une fois pour toutes débarrassée la jolie chanoinesse de Neuville.


RENE DOUMIC