Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont arrêtés : c’est à savoir que toutes nos idées nous viennent des sens, que l’analyse est le seul procédé de connaissance et l’évidence rationnelle le seul criterium de vérité, que l’espèce humaine est indéfiniment perfectible, qu’en modifiant les institutions et réformant l’éducation on réformera le cœur humain lui-même, enfin que les rois sont des tyrans et les prêtres des imposteurs. Le trait principal est l’irréligion, une irréligion complète et sûre de soi, qui se manifeste à tous les yeux, s’affirme en des circonstances décisives et que le temps n’entamera pas. Le président Dupaty avait en mourant légué tous ses papiers à Mme de Condorcet ; non seulement le legs ne fut pas exécuté, mais la présidente se hâta de rappeler auprès d’elle sa fille Éléonore que Dupaty avait confiée à la direction des Condorcet. Nous savons quelles étaient les habitudes pieuses de la marquise de Grouchy. Elle meurt le 10 juin 1793. On interdit au prêtre l’approche de la mourante. S’appliquant ses principes à elle-même, Mme de Condorcet écartera de ses obsèques tout appareil sacré. On ne voit pas d’ailleurs que l’impiété chez elle ait jamais été douloureuse, qu’elle l’ait fait souffrir et lui ait laissé un vide au cœur. C’est l’exemple frappant et exceptionnel d’une femme totalement dénuée de l’idée et du sentiment religieux.

Sophie de Grouchy devient en 1786 la marquise de Condorcet; elle avait vingt-deux ans, son mari en avait quarante-trois. Condorcet avait rencontré la jeune fille à Paris dans le salon de la rue Gaillon, où Dupaty aimait à réunir les littérateurs, les savans, les philosophes. Il était attiré, mais il hésitait. Il fut témoin à Villette d’un acte de courage de Sophie voulant éloigner un chien enragé : il fit sa demande. Ce mariage étonna fort les contemporains ; ce qui les surprit, ce fut d’ailleurs moins la passion de Condorcet que la résignation de Sophie acceptant ce vieux mari. Mais c’est le temps où Manon Phlipon met si impérieusement la main sur M. Roland qui n’avait rien de l’air d’un jeune premier, où les demoiselles Cannet concluent des mariages aussi peu assortis. Il avait été déjà question pour Sophie de Grouchy qu’elle épousât un quinquagénaire ; la proposition lui avait paru valoir la peine d’être discutée. Évidemment tout dépend du genre de satisfactions qu’on attend du mariage. Sophie a l’ambition de paraître sur la scène et de jouer un rôle : les avantages solides font qu’elle passe volontiers sur les autres. Elle est d’ailleurs en accord d’esprit avec son mari, elle trouve dans ses idées la confirmation des siennes, elle se sent à l’aise dans le cercle d’amis où celui-ci fréquente. Condorcet avait été depuis longtemps introduit par Turgot chez