Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/931

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les déclarations philosophiques alternent avec les déclarations amoureuses. Elle Aient de lire le Système de la Nature et il est aisé de voir qu’elle y a profité. « Les opinions religieuses, écrit-elle, n’ont servi qu’à flétrir rame, engourdir l’esprit des humains, affliger les sociétés, dévaster les nations, ensanglanter la terre, et, au nom du ciel, placer l’enfer sur le globe. » Elle appelle Dieu « le produit informe de l’imposture » et compte que les hommes, une fois affranchis de « l’hypothèse Dieu », iront d’une marche ferme dans la voie de l’infini progrès[1]. Tel est le jargon du temps; telles sont les idées régnantes, celles dont l’air est saturé, qu’on respire sans s’en apercevoir. Les lettres que la fille du graveur Phlipon adresse à ses amies de pension, les demoiselles Cannet, sont toutes pleines de l’expression des mêmes théories. Elle écrit à la date de 1776 : « Je t’assure que pour avoir la foi il ne faut ni connaître les prêtres, ni les entendre ; ce Jean-Jacques qu’ils ont tant décrié me ramènerait plutôt au christianisme que tout le clergé de l’univers ; heureusement j’ai mes principes faits... » Ces principes sont justement ceux que va adopter Sophie de Grouchy, et on peut comprendre maintenant quelle direction sa pensée reçoit de l’air du temps, des lectures, des conversations. Elle aussi, elle fait ses objections à Dieu; elle se plaint du grand nombre des damnés et du petit nombre des élus, ce qui est inconciliable avec l’existence d’un être souverainement bon. Quand elle eut quitté Neuville, on eut beau jeter au feu les livres qu’elle en rapporta : il était trop tard. Un tel changement s’était fait, jusque dans la physionomie de la jeune fille, que sa mère eut peine à la reconnaître.

Mais ce sont les traits essentiels de sa physionomie morale qui dès cette époque sont fortement accusés. Ces dix-huit mois passés à réfléchir et prendre conscience de soi ont été décisifs pour Sophie. Il ne faut lui demander ni les effusions de la sensibilité, ni les élans d’une nature inquiète, ni les aspirations d’une âme inassouvie. C’est la raison qui chez elle est la faculté dominante. «J’ai revu ta nièce, plus intéressante que jamais, écrit en 1785 le président Dupaty. Il n’y a rien à ajouter à sa raison, que peut-être d’en retrancher quelque chose... » Il est frappé de la fermeté et de l’indépendance absolue de son caractère. Rien de plus curieux que les sentimens de Dupaty pour sa nièce ; l’ascendant que la jeune fille prend sur ce magistrat d’un esprit libre et hardi explique celui qu’elle exercera plus tard sur tout son entourage. Désormais aussi les points les plus importans de son credo philosophique

  1. Cf. Jean Cruppi : Un avocat journaliste au XVIIIe siècle, 1 vol. in-16 (Hachette).