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éclata et qu’elle comprit la place considérable que Condorcet s’était faite dans le monde nouveau, elle s’enthousiasma pour lui, elle l’aima à son tour et, moins d’un an après la prise de la Bastille, elle lui donna une fille[1]. » M. Guillois s’est ravisé depuis; mais alors, la loyauté de l’aveu, l’amour cornélien venant à la suite de l’enthousiasme, et la prise de la Bastille ayant pour conséquence directe une prompte paternité, tout cela lui paraissait admirable. Il n’est que de savoir interpréter les choses. Peu importe d’ailleurs. Ce n’est pas nous qui regretterons que les sentimens chevaleresques n’aient pas cessé de fleurir sur notre terre de France. Il nous suffit qu’on ait rassemblé pour nous les matériaux à l’aide desquels il n’est pas impossible de recomposer un portrait plus ressemblant.

L’enfance et la première jeunesse de Sophie de Grouchy s’encadrent dans un intérieur de petite noblesse ; nous y surprenons la vie telle qu’elle était dans beaucoup de familles de l’aristocratie peu aisée, surtout en province, à la veille de la Révolution. C’est un charme d’y pénétrer. On passe la plus grande partie de l’année à la campagne, au château de Vilette. Des habitudes simples, une atmosphère de confiance et de tendresse. Un père attentif, une mère pieuse, qui rapportent tout à l’éducation des enfans. C’est la vie patriarcale. Sophie annonce de bonne heure une intelligence remarquable ; elle s’en sert surtout pour aider aux progrès de ses frères dans leurs études : elle est une sœur dévouée et elle a naturellement le goût de la pédagogie. Elle consacre volontiers aux pratiques de la charité ses heures de récréation ; elle s’en va porter aux pauvres des fagots de bois qu’elle a faits avec sa sœur Charlotte, ou, d’autres fois, de certains pains économiques et nourrissans, confectionnés avec beaucoup de pomme de terre. Elle n’a encore lu, outre les ouvrages classiques, que des livres de piété, Télémaque et les Pensées de Marc-Aurèle. L’esprit du siècle n’a guère soufflé par là, et ces débuts ne laissent pas prévoir ce qui suivra. Mais la jeune fille touche à ses vingt ans; il faut lui assurer une situation pour le cas où elle ne trouverait pas à se marier, car elle n’aura guère de dot, la fortune devant revenir à l’aîné des fils. On l’envoie au chapitre des dames nobles de Neuville pour être chanoinesse. Aussitôt tout change.

Nous connaissons par de nombreux témoignages l’existence qu’on menait dans ces couvens mondains. On y dansait beaucoup. Sophie dansa tant et si bien qu’elle tomba malade. Ce qui rendit son rétablissement

  1. Guillois, le Salon de Mme Helvétius, p. 68 et 69.