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Le malheur est que la Coulisse, — au moins jusqu’à ces derniers temps, — ne comptait pas seulement beaucoup de juifs, mais aussi beaucoup d’étrangers, pour la plupart d’origine allemande. Encore aujourd’hui, les noms tudesques y dominent. Cette importance, pour ne pas dire cette prépondérance des étrangers, s’expliquait par la nature même du marché libre, ouvert à toutes les valeurs étrangères. L’affluence des étrangers sur les degrés de la Bourse n’est pas seulement la conséquence du cosmopolitisme croissant des capitaux, c’est aussi un signe de l’importance européenne du marché de Paris. On a voulu y voir un danger pour nos finances, pour notre crédit, pour le marché lui-même. Nos rentes viennent-elles à baisser, ou celles des pays réputés hostiles à la France ont-elles la chance de monter de 1 ou 2 francs, pendant que les consolidés des États amis ont la mauvaise fortune de perdre quelques points, la presse aussitôt d’incriminer les manœuvres de la Coulisse et des agioteurs étrangers. Il se trouve, au parlement, des orateurs pour flétrir les agissemens audacieux des spéculateurs exotiques qui se livrent contre nous, chez nous-mêmes, avec notre argent, à des manœuvres en faveur de nos adversaires. Le Palais-Bourbon et le Luxembourg entendent pousser un cri d’alarme, comme si la Coulisse était une occulte garnison ennemie, campée entre les boulevards et le Palais-Royal. Députés ou sénateurs lancent un bruyant Caveant consules ; on réclame la juste sévérité des lois contre ces écumeurs cosmopolites qui menacent d’annihiler, pour la défense nationale, le marché de Paris[1]. La presse renchérit sur la tribune; telle feuille du matin donne « ces sans-patrie de la Coulisse » comme des agens de Berlin ayant mission de porter le trouble sur notre marché et la ruine dans nos familles[2]. Cette inquiète nervosité, toujours prête au soupçon, fait peu d’honneur à la sagacité de notre presse. S’imaginer que le taux de capitalisation de nos rentes, avec le crédit de la France, est à la merci d’une conjuration de courtiers judéo-allemands, c’est magnifier, étrangement, le pouvoir des gens de Bourse. On ne voit pas que la Coulisse ait jamais

  1. Ainsi, en février 1894, certains députés imputaient à la coulisse la baisse des fonds russes. Voyez, par exemple, la discussion de la Chambre des députés du 24 février 1894. Interpellation de M. Jourde. Cf. la séance du 23 février 1893.
  2. La visite du tsar Nicolas II à la France, au mois d’octobre dernier, a encore fourni à quelques journaux l’occasion d’accuser la coulisse d’une conspiration contre notre crédit; on ne voulait pas admettre que les rentes françaises et les rentes-russes pussent baisser durant la visite impériale.