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aux mains de spéculateurs qui jouent et ne produisent rien. Si elle ouvre aux valeurs un marché permanent, elle fausse arbitrairement les cours, les faisant sans cesse monter et descendre, enfler, et diminuer, au gré et au profit des meneurs du marché. Au lieu d’une juste balance qui pèse en bons poids les valeurs et marque automatiquement les prix, c’est une fallacieuse bascule, mue par des filous, qui donne des cotes erronées.

Pour être fort répandue, cette opinion n’en est pas toujours plus fondée. Contrairement aux préjugés vulgaires, les quotidiennes batailles des haussiers et des baissiers, des bulls, des taureaux qui foncent en avant, et des bears, des ours à la tête basse, tendent d’habitude à maintenir l’équilibre du marché. Loin d’accroître démesurément l’amplitude des oscillations des prix, cette spéculation en sens inverse a plutôt pour effet de la diminuer. Grâce à elle, les grandes valeurs, au milieu même des crises les plus intenses, trouvent toujours un acheteur; sans elle, les cours viendraient souvent à s’effondrer, les offres tomberaient dans le vide. C’est ce qui arrive aux époques de «krach, » aux jours où la spéculation, désemparée, n’ose plus prendre d’engagemens. Les opérations de Bourse, ventes à terme, ventes à prime, options, arbitrages, au lieu de fausser les cours, servent plutôt à les régulariser. Telles pratiques, que les moralistes se croient en droit de flétrir, peuvent aussi avoir leur utilité. Ainsi notamment des ventes à découvert, objet de scandale pour le gros public; elles sont le plus souvent un élément d’équilibre parce qu’elles mettent obstacle à l’inflation, au gonflement arbitraire des prix. Le baissier est le contre-poids indispensable du haussier, et le baissier est d’autant plus nécessaire que, en dehors des habitués de la Bourse, peu de gens se risquent à se mettre à la baisse, tandis que, à certaines heures, le public entier, pris d’un fol engoûment, se rue, tout ensemble, à la hausse. Et réciproquement les achats à crédit, la poursuite acharnée des vendeurs sans titres, la menace d’étrangler les baissiers trop téméraires opposent un frein à la dépréciation systématique et à l’avilissement immérité des valeurs[1]. Si dans ces joutes de la Bourse, il y a des tués et des blessés, la faute en est souvent aux victimes, et, entre toutes, les

  1. La spéculation à la baisse ou à la hausse, même dans les cas où elle révolte le plus le sentiment public, a souvent son utilité. Ainsi de la spéculation sur les blés. Voyez, par exemple, A. Raffalovich, article Arbitrage, Nouveau Dictionnaire d’Économie politique. Il est douteux que le gouvernement allemand serve les intérêts de la nation en prétendant interdire les opérations à terme sur les blés.