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effort, et à travers le voile à peine translucide de ouate dense, les grandes barques qui passent immobiles, les voiles tombantes, lourdes et silencieuses, nous semblent flotter dans le vide suspendues comme par miracle...


Voilà, notées au jour le jour, quelques impressions de la Norvège d’été; sans avoir vu le pays d’hiver, on sent déjà la marque que doit imprimer sur l’âme de l’habitant ce monde fantastique et monstrueux.

Fantastique est cette nature, et mystérieuse, et troublante. « Il semble qu’elle soit sortie de toutes les lois et de toutes les formes», qu’elle ait secoué le joug de la fatalité : songez à ces nuits d’hiver sans aurore et à ces jours d’été sans fin, qui font que les choses sont alternativement plongées dans l’obscurité qui les anéantit pendant six mois et l’éclatante lumière qui les divinise pendant six autres; songez à l’extraordinaire poussée de végétation qui rachète en trois mois de chaleur neuf mois de stérilité ; songez à ce froid sommeil du monde arctique où la terre se refuse à donner la vie. Il y a ici tant de phénomènes qui inquiètent les sens, ces mirages, ces aurores boréales, ces longs crépuscules sanglans et grandioses, et ce manteau d’irréalité magique qui couvre les choses comme des fantômes en un rêve. — Devant tout cela l’esprit désorienté se frappe, l’imagination se déchaîne et les nerfs se tendent; possible et impossible, naturel et miraculeux, réel et fictif, tout se confond dans un idéalisme naïf et profond à la fois, et le sens se perd des limites humaines du monde et de la vie. Pour avoir vu représenter trop de drames sur le même théâtre, l’homme apprend à se défier de cette nature indifférente et superbe, trop terrible ou trop séduisante, qui le torture en l’enivrant; il se lasse de jouer sur cette scène un rôle qu’il ne comprend pas, et s’obstine à regarder derrière le décor. — Le monde extérieur n’existe qu’à moitié pour cet esprit naturellement philosophique du nord qui a l’intuition de l’insuffisance de ses représentations, et par delà les choses il se prend à chercher leur raison cachée, l’absolu qu’elles expriment, l’inconnaissable dont elles sont la projection. De là ce symbolisme inconscient et inné, qui n’est pas le privilège ou la rançon de quelques grands penseurs, mais une forme générale d’intelligence, et comme une seconde vue du monde, aussi claire, aussi simple, aussi naturelle que la vision directe. Toute âme norvégienne pense et croit ce que disait un jour Ibsen