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est comme martelée et tailladée, coupée par endroits d’étroites bandes de sapins, si lisse et si polie qu’on se dit que tomber à l’eau, c’est n’avoir pas où mettre la main pour se reprendre. De quelque côté que le regard se tourne, il est arrêté et comme réfléchi par la falaise de pierre; il semble que le roc soit ici quelque chose de vivant, et qu’à peine entr’ouvert, il soit prêt à se refermer pour nous broyer. — Entre le roc et l’eau, les deux tyrans qui règnent dans cette monstruosité géologique, l’homme est resserré, asservi, étreint; la terre manque, il n’y a pas de place pour la vie. Quelle prison que cette nature, quelle solitude que ce chaos ! On frissonne en évoquant ici l’hiver avec ses nuits sans fin et sans repos, le froid glacial, l’angoissante obscurité, et l’engourdissement douloureux des hommes et des choses. Ne jamais percer de ses regards ce rideau de pierre tendu comme un linceul, ne jamais rien voir que l’onde ingrate et le roc qui ferme le ciel, ignorer toujours ce qu’il y a là-haut, à l’air libre, n’est-ce pas l’image trop vraie de la vie, l’image du vide qui nous entoure et du mystère qui nous étreint, et dont nous essayons de sortir?


Nordfjord. — Curieuse impression géologique comme nous parcourions ces jours-ci le Nordfjord depuis son origine jusqu’à son embouchure, et que nous voyions se développer peu à peu devant nous la végétation et la population à l’approche de cette mer qui semble apporter et mesurer la vie. — Comme tous les fjords norvégiens, celui-ci est prolongé dans l’intérieur des terres par un appendice naturel, un lac mince et long, un peu plus élevé de niveau, et dont il n’est séparé que par une ancienne moraine, un eid. Ce lac a sa source au pied même du Jotun, de ce centre glaciaire de la Norvège, qui projette tous les fjords en éventail autour de lui, comme des crevasses s’étoilent autour d’un centre de soulèvement. Géologiquement, fjord ou lac sont une seule et même chose : l’un ne serait pas distinct de l’autre si, en se retirant, le glacier primitif, qui occupait jadis la crevasse tout entière, n’en avait bouché l’extrémité supérieure avec sa moraine, et c’est cette moraine même qui a fait l’étroite vallée que l’on trouve entre le lac et le fjord, verte et calme, coupée par un torrent et des cascades. On se rend bien compte ici de ce qu’est la terre qui nous nourrit, la terre arable, un produit de la vieillesse du monde, fabriqué grain à grain par l’eau qui ronge la pierre, la broie et la vivifie, une matière qui se charge lentement