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Pourtant Tromsœ nous est apparue bien jolie ce matin dans le gris, l’humide et le froid, avec quelque chose de mystérieux et de rêvé sous ce rideau de gaze transparente. Y a-t-il vraiment une ville de six mille âmes derrière ces quelques cabanes de bois sur pilotis dont on voit à mer basse les dessous comme l’échafaudage d’une scène de théâtre, et qu’assiègent ces petites barques norvégiennes, jaunes ou vertes, si légères, si effilées, si élégantes? Approchons de la rive que coupent les magasins rangés en bataille, face au port. Sous ces vieilles bâtisses d’une solidité peu rassurante, l’eau moirée reflète tout le fouillis intime des grands pieux pourris, des canots renversés, des algues humides, et le mouvement du canot fait rendre au miroir liquide des trémolos de bleu, des trilles de jaune, des arpèges brillans de vert et de noir. — Voici le quai; puis de grandes rues trop larges en terre battue, des maisonnettes de bois minuscules, de vastes places désertes : un gros bourg en formation. Je pense à tel village du Dakota, visité autrefois, peuplé exclusivement de Norvégiens. Même rigueur de climat, même dureté de vie, même impression d’inachevé, de primitif; seulement on sent la nature plus vieille ici et plus immobilisée. — Dans les rues les types d’hommes sont caractéristiques : de grands corps à peine dégrossis et taillés comme à coups de hache, des visages durs, des traits creux, des physionomies brutales et austères qui semblent repliées sur elles-mêmes dans une sorte de retraite intérieure. Le geste est bref, roide et sans grâce; la démarche, active et préoccupée. Le regard semble planer au-dessus des choses : par instans il s’enflamme, et dans ses éclairs on sent l’enthousiasme du piétiste caché sous la froideur du tempérament septentrional. La vie morale est évidemment d’autant plus développée ici que la vie matérielle est plus resserrée ; on devine des exaltés et des fanatiques.


Lyngenfjord. — Un fjord étroit et long, pareil à une vieille lézarde de l’écorce terrestre, creusé tout droit, sur quarante kilomètres de longueur, dans un magnifique Oberland septentrional : béante et profonde blessure ouverte au liane du continent. Jusque dans l’eau pâle et blême, de toute la hauteur de ses quinze cents mètres, la montagne sombre, s’échappant de sa gangue de neige, tombe à pic, découpée en pyramides gigantesques que séparent les glaciers violemment précipités du haut en bas de la muraille de pierre. — Voici l’un de ces Niagara gelés, d’une belle couleur