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Une nation militaire fière et forte a été rarement soumise à une telle avanie. « C’est un second Iéna ! » s’écria le prince de Prusse. — C’était pis. À Iéna on succombait sous un Napoléon et après une vigoureuse résistance ; ici la chute était sans gloire, sans honneur. Schwarzenberg avait dit : « Il faut avilir la Prusse avant de la démolir. » Il l’avait avilie et ne la démolit pas. Le tsar n’y consentit pas. Humilier à ce point un peuple sérieux sans l’achever est une imprudence qu’on expie. Beust, le principal instigateur de l’alliance des États moyens avec l’Autriche, pressentit si vivement les conséquences de cette demi-victoire qu’il en eut un épanchement de bile. — « Malheur à toi ! dit un personnage de Schiller, il ne te pardonnera jamais d’avoir été témoin de sa faiblesse. » De ce jour la passion nationale de tout Prussien fut de venger l’outrage d’Olmütz.

La Russie tira moins de profit encore que les États secondaires de cette campagne si bien conduite et si mal achevée. L’Autriche lui garda rancune d’avoir modéré sa victoire, la Prusse de l’avoir permise. Les héros de l’opposition prussienne qui, après les désastres inévitables, eussent lapidé Radowitz pour avoir engagé la guerre sans être prêt, huèrent Manteuffel qui n’avait pas voulu s’y décider parce qu’il n’était pas prêt. Bismarck, informé de la vérité par les confidences du ministre, défendit l’arrangement au milieu des exclamations et des colères, poussant l’audace jusqu’à célébrer cette Autriche par laquelle on venait d’être meurtri. Aucun intérêt prussien, ajouta-t-il en substance, n’est en jeu, ni l’intégrité de nos frontières, ni la sûreté de notre constitution, et nous ne voulons pas faire de conquête. Reste la question d’honneur ; mais céder à une force majeure, ce n’est pas forfaire à l’honneur. La honte et le malheur pour la Prusse serait de ne pas se garder de tout contact ignominieux avec la démocratie et surtout de se charger du rôle que le Piémont joue en Italie.

Ce discours est le premier acte par lequel Bismarck s’est révélé maître en cet art de l’homme d’Etat qui consiste à discerner, au milieu du fracas des phrases et des excitations de la presse et de la rue, après un examen rapide du pour et du contre, le point de possibilité ou mieux la raison de décider. Le ministre de la guerre déclarant n’être pas prêt, la raison de décider était qu’une humiliation provisoire, dont on restait le maître d’abréger la durée par un sérieux effort, était préférable à une guerre qui conduisait à un écrasement dont il était difficile de calculer la durée.