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On n’apprendra pas sans intérêt et sans surprise que ceux de Bouy ont fourni à Marivaux le début de la Vie de Marianne. On se souvient de ce début : des bandits ont attaqué un « carrosse de voiture » qui allait à Bordeaux et ont tué tous ceux qu’il portait, à l’exception d’un chanoine qui a pu s’enfuir et d’une petite fille en bas âge. Le curé du plus proche village la recueille, consulte le registre des voyageurs afin de savoir qui elle est, constate que ses parens s’y étaient fait inscrire sous un faux nom, et se décide à l’élever, aidé dans sa tâche par une sœur presque aussi vieille que lui. Au bout de quelques années, il meurt ; sa sœur, qui ne lui survit guère, confie Marianne à un bon religieux, et le bon religieux la recommande de son côté à M. de Climal, qui la place chez une lingère.

« Ma mère, raconte M. de Bouy, s’en venant à Paris dans le carrosse de Bordeaux avec une femme de chambre, rencontra des voleurs entre Linas et Antoni, deux villages qui sont sur la route de cette capitale et qui n’en sont éloignés que de quatre ou cinq lieues. Elle n’était pas toute seule dans la voiture, et ces voleurs ne se contentant pas de voler tous ceux qui y étaient, ils les tuèrent tous... excepté ma mère et un Bénéficier qui était un grand homme de bien... Lorsque cet accident arriva, ma mère était grosse de moi de sept mois... Le Bénéficier était bien plus sensible à l’état où il la voyait qu’au vol qui lui avait été fait à lui-même... L’ayant donc fait mettre à Antoni dans la meilleure hôtellerie, il envoya chercher du secours... Le mal d’enfant la prit, et m’ayant mis au monde avec des douleurs qu’on ne saurait exprimer, elle rendit l’esprit un moment après. Le Bénéficier qui était un véritable homme de bien, après avoir ainsi pris tant de soin de ma mère, en prit encore tout autant de moi que si j’eusse été son propre enfant ; après qu’il m’eut fait chercher une nourrice et qu’il s’en fut trouvé une à Longjumeau, village tout proche d’Antoni, il me remit entre ses mains. Il ne savait cependant qui j’étais, et comme c’était un homme absorbé en Dieu, il ne s’était pas mis en peine, en chemin, de s’informer ni qui était ma mère, ni qui étaient les autres personnes qui étaient avec elle dans le carrosse. Par malheur encore pour moi, il se trouva que le livre que portait le cocher et qui faisait mention des personnes qui étaient dans sa voiture, avait été pris par les voleurs... Ainsi, comme le cocher avait été tué avec tous ceux qu’il menait, excepté ma mère et le Bénéficier, cet homme si charitable ne put jamais