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bastions et de contrescarpes, et elle ne calcule les distances qu’en « portées de mousquet. » À Gênes, reçue chez un banquier qui lui sert de délicieux vins de Grèce : « Je les trouvai, dit-elle, très excellens, de sorte que peu s’en fallut que je ne me coiffasse, car j’ai toujours aimé les liqueurs, et je les aime encore passionnément. » Quand Gendron lui est présenté, il réclame au dessert une chanson à boire : « Je chantai sans me faire prier, et choquant le verre avec lui, je le ravis en admiration. » Cette marquise eût étonné l’hôtel de Rambouillet. Aussi bien, là n’est point l’essentiel. Le style de Sandras est en somme moins mauvais que celui de Restif de la Bretonne, en qui nous n’hésitons pas pourtant à voir un romancier. D’autre part, des nombreux imitateurs que son succès a fait éclore au commencement du xviiie siècle, il en est un qui écrivait d’une façon presque exquise : Hamilton. Les spirituels Mémoires de Grammont, c’est du Sandras très bien écrit. Du Sandras, même très bien écrit, cela ne fait jamais qu’une œuvre difficile à définir et à classer.

L’analyse suivie et complète de ses ouvrages serait impossible. En chacun d’eux, un roman commence qui presque aussitôt avorte. Et ceci ne vient pas uniquement de ce qu’il travaille trop vite ou de ce qu’il a l’haleine courte ; ceci, c’est la rançon des services que lui rend l’histoire. Elle envahit l’œuvre ; au lieu d’en être le support, elle en devient la substance. Les quatre cents dernières pages des Mémoires de M. de Bouy sont un précis avec dates en marge ; à partir de la cinquantième ou de la centième page, ceux de Rochefort, ceux de d’Artagnan, l’Histoire du maréchal de La Feuillade ne sont plus qu’une succession de scènes ou d’anecdotes historiques que rien ne relie les unes aux autres. Le fil de la narration se brise et elle essaie en vain de se raccrocher à l’ordre chronologique. L’image du héros qui semblait près de prendre vie se brouille : il reste à sa place un cicérone qui nous fait visiter le château de Versailles. Comme avec Sandras nous arpentons éternellement la même galerie, peu à peu, de tant d’épisodes dont la variété paraissait extrême, se dégage le sentiment d’une extrême monotonie. Que le siège soit devant Arras ou devant Gravelines, la différence pour nous n’est pas grande, et nous refermons le volume un peu déçus.

Le genre n’était donc pas constitué, puisqu’il demeurait confondu avec un autre. Mais en se confondant avec celui-là, il avait enfin pris possession du réel. Ces apocryphes et romanesques