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un romancier oublié.

le pourrait-il, alors que le souvenir de ses héros et des événemens auxquels ils ont pris part est vivant dans toutes les mémoires, à la cour, à l’armée, alors qu’il écrit pour ainsi dire sous le contrôle de ses lecteurs ? Et d’autre part, quand il invente, il se sent tenu de rester dans la vraisemblance, de maintenir l’harmonie générale du tableau. Entre deux chapitres dont l’un est consacré à la conspiration de Cinq-Mars et l’autre à la captivité de Fouquet, s’il en glisse un troisième dont son imagination fait les frais, il faut bien que la fiction y côtoie d’assez près le réel ; sans quoi le contraste choquerait tous les yeux. Ce contraste, vraiment, il l’évite avec adresse. On se doute que sa part d’invention est considérable, on s’en doute plus qu’on ne peut le démontrer, et on ne s’étonne pas qu’après lecture d’un de ses livres un provincial, hors d’état de distinguer le vrai du faux, se vît obligé de demander conseil à Bayle. Car si le romanesque, on l’a bien vu, abonde chez Sandras, il n’est plus celui de d’Urfé ou de Mlle de Scudéry ; il est fait de ce qu’il se mêlait de fantaisie tragique ou folle à la vie du siècle. Dans le récit d’aventures, c’est à présent le roman de mœurs qui s’ébauche.

Et aussi le roman de caractères. Sandras fait le portrait de gens qui ont existé, qui existaient hier : il a noté quelques-uns de leurs faits et gestes, de leurs défauts, de leurs qualités, de leurs goûts. À ces traits individuels, il en joint d’autres qu’il emprunte à des hommes du même temps et du même métier ; il y met du sien, il y met quelque chose de sa propre destinée, de sa propre humeur : pourquoi non ? Il est leur contemporain et leur compatriote ; il a intrigué avec eux ou comme eux. Peu à peu le portrait s’élargit. Peut-être n’est-ce plus tout à fait celui de l’officier de fortune, du factotum de ministre dont il porte le nom ? Tant mieux ; c’est un type où s’incarnent une profession, une race et une époque. De ce type unique, demi-intrigant et demi-soudard, Sandras a donné trois effigies ; la meilleure est son d’Artagnan. D’Artagnan se bat en brave, mais il sait à l’occasion se dérober à la vengeance d’un mari en se faisant envoyer à l’armée ; il n’a jamais « passé pour un homme qui souffrit qu’on lui marchât impunément sur le pied », mais ses idées sur l’honneur sont celles de son siècle et il lui semble naturel que la bourse de sa maîtresse ne lui soit point fermée ; il a vingt meurtres sur la conscience, mais il fait dire des messes pour le valet tué à son service. Il est grossier et finaud, souple et têtu,