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législature, il s’est trouvé tout à coup que, de la bouche des partisans les plus obstinés de cette méthode politique, tomba la condamnation la plus rigoureuse de son emploi. Il fut soudainement entendu, là même où la veille encore on n’écoutait pas un mot contre la concentration, qu’elle avait tout gâté et qu’il fallait sans retard en finir avec elle. Unanimité un peu suspecte d’une conversion bien rapide! Pour comble de paradoxe, l’homme public qui fut le premier chargé de rompre avec le système et de revenir aux principes, ce fut précisément l’un de ceux en qui s’incarnaient le plus complètement les mérites, les charmes, les vices aussi et les périls de la concentration. Avec une prestesse qui fait plus d’honneur à la souplesse de son esprit qu’à la fermeté de ses convictions, M. Léon Bourgeois, qui s’était chargé de former un cabinet de coalition suivant la formule, se trouva tout à coup le chef d’un gouvernement de radicalisme pur. En dépit de l’étrangeté de cette métamorphose subie en chemin, on fut tenté au premier moment de crier avec la joie du naufragé qui aperçoit la terre : Italiam ! Italiam !

Hélas! quelle déception! Sans doute, s’il joua le même vieil air de flûte qui nous poursuit depuis si longtemps, M. Léon Bourgeois le fit avec une maestria nouvelle. Il eut l’art, tout en pratiquant résolument la politique d’ajournement, de piétinement sur place et d’escamotage qui avait été celle des plus usés parmi les hommes d’État de l’opportunisme, de se concilier les bonnes grâces des plus fougueux adeptes de l’intransigeance. C’était le régal des délicats. M. Paul Deschanel, qui se plaît aux subtiles contradictions des esprits absolus, n’avait jamais été à pareille fête. Les modérés n’en croyaient pas leurs yeux de voir ainsi se dissiper leurs craintes. Les radicaux, les socialistes eux-mêmes avaient endossé la livrée ministérielle avec une allégresse que l’on n’attendait point de leur intransigeance. Cette idylle réalisait la prophétie : on voyait paisiblement couchés l’un à côté de l’autre, que dis-je? attelés ensemble au char de l’Etat, le lion et l’agneau, sous la conduite d’un enfant, c’est-à-dire d’un homme sans fraude et sans artifice, comme M. Léon Bourgeois. Au fond c’était, avec un masque d’hypocrisie en plus, la concentration pure et simple, mais la concentration, au profit, non plus du radicalisme, mais du socialisme. M. Bourgeois n’osait pas encore faire entrer dans le compte effectif et ostensible de sa majorité le groupe de cinquante à soixante socialistes, dont l’entrée à la Chambre a été le trait