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discrétion, M. Ibsen le prolonge pendant des vingt pages; et cela est accablant. Il est vrai aussi que la monotonie du rythme auquel s’asservissent les discours de ces figures immobiles finirait par donner, je ne sais comment, l’impression d’une « vie intérieure » extraordinairement intense — si, résumant leurs conversations, nous ne nous apercevions que toute cette vie intérieure consiste pour chacun d’eux dans l’obsession d’une idée, et que ces êtres n’ont failli nous sembler « profonds » que parce qu’ils sont presque tous des détraqués ou des maniaques.

— Mais pas du tout! dira M. Georges Brandes. Ces gens-là n’ont pour moi rien d’étrange. Tout le monde est comme ça chez nous, je vous l’apprends si vous ne le savez pas. Etes-vous protestant? Êtes-vous Norvégien? Êtes-vous du moins Danois? Avez-vous passé trente ans de votre vie à Bergen ou à Christiania, ou, plus modestement, à Copenhague? Alors, comment voulez-vous comprendre?

Vous avez lu, j’imagine, dans Cosmopolis, l’article froidement facétieux auquel je fais allusion. M. Brandes y affirme que nous ne saurions rien entendre aux personnages d’Ibsen, parce que nous n’en avons pas vu les modèles, n’étant pas du pays. J’ose croire que l’éminent critique ne parle pas bien sérieusement. Un Norvégien d’aujourd’hui (ou une Norvégienne) est-il vraiment un être impénétrable, sauf aux Norvégiens et aux Danois, et à part de tout le reste de l’humanité? Nous savons très bien, je le jure, même à Paris, même aux bords de la Loire, ce que c’est qu’un protestant et une conscience protestante, ce que c’est qu’un homme du Nord et un tempérament septentrional : car nous en avons parmi nos compatriotes. La France a fait la Réforme, presque autant que l’Allemagne. Par un bienfait singulier du ciel, nous avons en France des échantillons de toutes les sortes d’âmes, ou à peu près, comme nous en avons de toutes les espèces de paysages. Lorsque je me suis efforcé, il y a quelques années, de définir Mmes Alving, Norah, Hedda Gabier, Ellida et les autres, je ne me suis point senti en présence d’habitans d’une autre planète; j’ai eu conscience de les comprendre aussi bien que les personnages du théâtre grec, espagnol, anglais, japonais, hindou, aussi bien même, en vérité, que tel personnage particulièrement complexe du théâtre de Molière. Et si peut-être je ne les ai pas expliqués aussi parfaitement que j’eusse voulu, la faute en est à la faiblesse de ma plume, mais non pas du tout à leur nationalité. — Prétendre, comme parait le faire M. Brandes, que M. Ibsen, à force d’être Norvégien, n’est plus intelligible à des Français, c’est, au fond, prétendre qu’il n’est plus humain, et c’est donc lui faire un assez mauvais compliment, à lui et au peuple de Norvège.