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pour une vulgaire déclassée de trente. Et cette conséquence non prévue nous déconcerte un peu. On flaire dans tout le drame un cynique — ou très naïf — abus de mots. La liberté d’esprit dont l’auteur se pique nous semble d’espèce un peu humble et rudimentaire, quand nous voyons quels piètres personnages elle absout. La pièce nous parait obscure, parce que, bénévolement, nous la jugions d’avance toute nourrie d’idées sérieuses et profondes, et que nous finissons, — oh ! sans nul frémissement de scandale, mais non pas sans surprise — par l’entrevoir immorale jusqu’à l’ingénuité. Quand ces puritains se mettent à être païens, c’est terrible.

— Laissez cela, nous dit M. Georges Brandes. Vous faites fausse route. Ne cherchez pas le sens de cette histoire. M. Ibsen n’écrit pas des pièces à symboles, ni même des pièces à idées. Prenez tout bonnement la fable et les personnages pour ce qu’ils sont. Considérez Jean-Gabriel Borkman comme un drame, puisque c’en est un et que ce n’est point autre chose.

Soit ; mais alors notre chagrin redouble : car, de drame, il n’y en a pour ainsi dire point. Pas l’ombre de lutte, dans aucune de ces âmes, entre des sentimens contraires ; et pas l’ombre de progression dans la lutte qui est engagée entre les personnages. Trois fois, la mère et la tante se défient l’une l’autre ; deux fois elles réclament Erhart en sa présence ; deux fois il les envoie promener ; et la seconde fois, il part avec sa bonne amie ; voilà tout. — Chacun n’a qu’une idée, deux au plus, où il demeure figé. Gunhild répète : « Je veux garder mon fils pour mon relèvement. » (Notez qu’elle hait son mari, non pour son improbité, mais pour sa chute, et que personne, dans la pièce, ne paraît s’aviser que Borkman a peut-être agi comme un malhonnête homme. Oubli singulier, quand on songe aux belles « études de conscience » de tel autre drame de M. Ibsen.) Borkman va rabâchant : « Les esprits dormans de l’or attendent que je les réveille, » et : «Je triompherai un jour. » Ella : « Il ne faut pas tuer l’amour dans les autres ni en soi. » Erhart : « Vivre, vivre, vivre ! » Mme Wilton : « Aimer, aimer, aimer ! » Chacun ressasse les mêmes propos, et presque les mêmes formules, infatigablement, et sans daigner les expliquer jamais…

Cette monotonie est encore aggravée par un artifice qui rappelle les dialogues monostiques ou distiques des tragiques grecs. Sauf quelques « couplets », très clairsemés et assez courts, les « répliques » sont toutes de deux ou trois lignes, et alternent avec une régularité scrupuleuse. Le résultat, c’est qu’il y en a, forcément, beaucoup d’insignifiantes. Puis, tandis que les Grecs usaient de ce procédé avec choix et