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ton royaume de glace et de ténèbres. » Et en effet, quelques instans après, Borkman, qui n’est plus habitué au grand air, meurt, sur son banc, d’une congestion causée par le froid.

Et ce dernier acte non plus n’a rien d’énigmatique.

Bref, chaque réplique est claire, chaque scène est claire, chaque acte est clair : et le drame tout entier (lisez-le, je vous prie) laisse une impression d’obscurité étrange. Nous nous demandons malgré nous, subissant la fatalité de notre pauvre cerveau latin : « Mais enfin, qu’est-ce donc que l’auteur a voulu dire ? » et nous ne trouvons pas. Ou plutôt nous trouvons ceci, qui nous crève les yeux à chaque page : « Il ne faut pas sacrifier l’amour à l’ambition. C’est un crime, et c’est de ce crime que Borkman est puni. » Ella le répète à satiété ; et la petite Mme Wilton le redit à sa façon : « Il y a dans la vie humaine des forces qui obligent deux êtres à unir à jamais leurs destinées, quoi qu’il arrive. » Et ce serait parfait ; et nous suivrions avec plaisir le développement de cette vérité, qui n’a rien d’exorbitant, si le personnage chargé de l’appuyer et de l’éclairer par son propre exemple nous apparaissait digne de quelque sympathie et de quelque admiration. Par malheur, le représentant de l’amour et, subséquemment, de la fameuse « joie de vivre », c’est ce jeune niais d’Erhart, le greluchon de cette émancipée de Mme Wilton. Et ce couple est bien banal vraiment pour figurer de si grandes choses. Il nous est du reste difficile d’oublier qu’Erhart n’a guère le droit de se désintéresser à ce point de l’aventure de son père. Nous nous rappelons aussi tout ce qu’il doit à sa bonne tante : nous jugeons qu’il apporte, à revendiquer son indépendance, une férocité bien gratuite. Encore pourrions-nous être avec lui s’il sacrifiait quelque chose de son intérêt à son amour. Mais il n’y sacrifie que l’intérêt des autres, — et ses devoirs les moins contestables. Lorsqu’il lâche si tranquillement ses trois vieux pour une maîtresse riche, il est trop évident que la formule prétentieuse : « Vivre sa propre vie » est, pour ce garçon, exactement synonyme de « suivre sa pente » et se donner du plaisir, qui peut. Un « individualiste » peut être à la fois un pleutre et un bêta : le jeune Erhart nous le montre assez. Aucun romantique de chez nous n’a confondu plus bassement les « droits sacrés » de l’amour ou du « développement individuel » (deux choses d’ailleurs fort distinctes) avec les « droits » du pur instinct. En résumé, M. Ibsen part de cette maxime : « Ne tuez pas l’amour », et, sans le dire, aboutit à celle-ci : « Immolez à l’amour même le devoir », car le seul devoir, c’est d’exercer les « droits » conférés par l’amour, et l’amour est saint, fût-ce celui d’un benêt de vingt ans