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eût été pardonnable : mais le crime de Borkman est de ceux pour lesquels il n’y a plus de rémission. Elle lui dit : « Tu as commis le grand péché de mort... Que tu m’aies trahie pour Gunhild, je n’ai vu là qu’un cas d’inconstance ordinaire et que l’effet des artifices d’une femme sans cœur... Mais à présent je comprends tout ! Tu as trahi celle que tu aimais! moi, moi, moi !... Tu n’as pas craint de sacrifier à ta cupidité ce que tu avais de plus cher au monde. En cela tu as été doublement criminel. Tu as assassiné ta propre âme et la mienne ! » Elle n’a pas de peine à obtenir, après cela, que Borkman l’autorise à emmener Erhart, à lui léguer tout son bien et à lui donner son nom, le nom de Bentheim. Mais, à ce moment, la farouche Gunhild, qui écoutait derrière la porte, apparaît et dit : « Jamais Erhart ne portera ce nom... Et je ne lui veux pas d’autre mère que moi... Seule je posséderai le cœur de mon fils. Nulle autre que moi ne l’aura. »

Et certes il n’y a rien encore dans tout cela qui ne soit fort aisé à comprendre. Pas l’ombre de symbole, et pas la moindre mousseline de brume ou de brouillard. Il est seulement fâcheux, si l’on considère l’action, que nous ne soyons pas plus avancés qu’à la fin du premier acte.

Mais Ella a décidé Borkman à tenter une démarche auprès de sa femme. Pour la première fois depuis huit ans, il quitte la chambre haute et descend au rez-de-chaussée. Gunhild accable ce malheureux de sa haine et de son mépris. Il se justifie. Il explique imperturbablement qu’il s’est examiné à fond pendant ses cinq ans de prison cellulaire et pendant les huit années passées là-haut dans la grande salle, et qu’il s’est reconnu innocent. À ce mot de sa femme : « Personne n’aurait fait ce que tu as fait, » il répond : « Peut-être. C’est que personne n’avait mes facultés. Et ceux-là mêmes qui auraient agi comme moi l’auraient fait pour une autre fin. L’acte n’eût plus été le même. » Et cependant Gunhild reprend son antienne : elle ne cédera Erhart à personne ; elle le gardera pour le préparer à sa « mission » ; et le fils « vivra en pureté, en hauteur, en lumière, » et fera oublier la honte du père...

Et cela, si vous voulez, est vague en quelques points, mais nullement obscur. Et nous continuons donc à nager dans un air transparent comme le cristal et dans une clarté plus que tourangelle.

Erhart, que sa mère a envoyé chercher, rentre à ce moment; et la lutte recommence autour de lui, pour la troisième fois et toujours danles mêmes termes. « Je suis vieille et malade, dit Ella. Erhart, viens avec moi. » Il répond : « Tante, je t’aime bien, mais tu me demandes