Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/693

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait le mener à ses fins lui était bon, et sa main aussi souple que celle d’un escamoteur devenait très lourde quand il frappait un grand coup et faisait rendre gorge à ses ennemis. « Maintenant que Gazendi-Kan est mort, écrivait-il à Bussy, il faut pousser plus loin les prétentions et faire cracher rudement tous ces gens-là. » Pour s’assurer l’alliance du rajah de Maïssour, il s’engageait à lui livrer la place de Trichinapaly, « dans la ferme intention cependant de n’en rien faire… Une fois dans le pays de ces gens-là, on sera en état de les faire chanter… Pour leur tenir le bec dans l’eau, nous leur dirons… » Il savait toujours ce qu’il fallait leur dire.

Quoiqu’il n’ait jamais commis aucun de ces actes de cruauté dont on accusa plus tard Warren Hastings, à qui Burke en demanda compte, il ne répugnait pas aux violences utiles : « Ne serait-il pas convenable à nos intérêts de faire sauter la tête de Saïd-Lasker-Kan ? Un pareil acte de justice ferait le meilleur effet et tiendrait tout dans l’ordre pour l’avenir ; car enfin, avoir près de soi un homme de ce caractère, c’est vouloir être esclave ou malheureux toute sa vie. À de grands maux il faut de grands remèdes… » Dans l’occasion aussi, il ne lui répugnait pas de recourir aux supercheries, de fabriquer des diplômes : « Tout ce que nous avons présenté, firmans, paravanas et autres pièces, tout avait été forgé par nous. » Les Anglais ne lui ont pas seulement emprunté sa politique, sol système, ses méthodes, ils se sont approprié ses artifices, ses procédés, et ils se sont montrés de grands maîtres dans l’art de faire cracher ou chanter les princes hindous ou de forger des fables qu’ils donnaient pour des vérités évangéliques. Comme Dupleix, comme tous les fondateurs d’empire, ils n’ont pas cru qu’il fût possible de faire une omelette sans casser les œufs.

Ce qu’on ne peut trop admirer, c’est la souplesse, la puissance, la prodigieuse lucidité, l’étonnante promptitude de son esprit, la profondeur de ses calculs, l’infaillible sûreté de son coup d’œil. Personne n’a possédé plus que lui ce génie politique qui rend possible l’impossible et, par une savante préparation, convertit en entreprises raisonnables ce que le commun des hommes considère comme de folles aventures. Il embrassait d’un regard les affaires les plus compliquées, et il avait l’art de les simplifier ; il trouvait le nœud et le tranchait. « La vérité est toujours simple, me disait un jour Pasteur, car le simple est le fond des choses. » Le simple est le fond de la politique aussi bien que de la science, mais il faut avoir du génie pour le trouver. Les grands hommes d’État ne méprisent jamais les détails, mais jamais ils ne s’y perdent ; ils ont bientôt fait de débrouiller le chaos. Incomparable organisateur,