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l’immense Dékan ; il exerçait une autorité presque souveraine sur les royaumes de Maïssour, Tanjaour, Madura. Les Anglais avaient été vaincus sur tous les champs de bataille où ils s’étaient montrés. Mais les Anglais sont entêtés, et l’entêtement a tôt ou tard sa revanche; ils avaient pris la leur à Trichinapaly. L’étoile de Dupleix sembla pâlir, il essuya de sérieuses défaites. Le malheur, loin de l’abattre, le rendait plus redoutable ; c’est dans ses détresses qu’il était le plus fertile en expédiens, en combinaisons, qu’il avait le plus de ressources dans l’esprit.

Il venait de réparer plus qu’à moitié ses échecs ; il avait la main pleine d’atouts, et ses ennemis prévoyaient qu’il gagnerait la belle. Ce fut le moment que choisit le ministère pour le destituer. Soit ineptie, soit lâcheté, on se flatta de se gagner les bonnes grâces de l’Angleterre par cette basse complaisance; on lui tira du pied cette cruelle épine, on la délivra de Dupleix. « Cet homme, dit le colonel Malleson, avait jeté les fondemens d’un empire qui eût fait de la France l’arbitre de l’Orient. Les nations ont leurs égaremens, leurs accès de folie, their moods of infatuation; en 1754 la France eut le sien. Faisant le jeu de la rivale qui devait la supplanter, elle rappela son prévoyant architecte, et ne s’avisa de sa méprise que lorsqu’elle vit l’Angleterre adopter les plans de Dupleix et bâtir l’édifice dont il avait commencé la fondation... Cet architecte qu’on laissa mourir dans la misère, ajoute le colonel anglais, est un des plus grands hommes qu’ait produits la France, les rivaux qui ont profité de son rappel l’égalent presque à leurs Clive, à leurs Hastings, à leurs Wellesley. Par la hauteur de ses vues, par la grandeur de ses conceptions, il fut leur devancier et, sans qu’ils en eussent toujours conscience, leur inspirateur[1]. »

Dans la séance solennelle du bi-centenaire, M. Jean Aicard a récité un poème qui a été fort applaudi et méritait de l’être. Il y célébrait les héros à l’âme chevaleresque, grands redresseurs de torts, zélés serviteurs du droit, de l’humanité et du pur idéal, dont « le clair génie aimant,


Philosophe et chrétien, sublime doublement,
Promet, avec l’amour, la justice à la terre. »


Le portrait était beau, mais ce n’était pas celui de Dupleix. Il ne se piquait point de faire le bonheur des Hindous, ni d’être un idéaliste ou un philanthrope. Peu scrupuleux dans le choix des moyens, tout ce qui

  1. Rulers of India : Dupleix, by colonel Malleson ; Oxford, 1895.