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dette grossirait sans cesse, qu’ils se verraient réduits à l’acquitter en concessions de territoires ou en nous commettant le soin de percevoir pour eux leurs impôts, que leurs alliés deviendraient bientôt leurs protecteurs, que nous ferions mouvoir à notre gré ces fastueuses marionnettes, que nous serions les maires du palais de ces rois fainéans, et que l’Inde serait à nous. Elle ne serait pas aujourd’hui aux Anglais s’ils n’avaient pas fait exactement ce que Dupleix se promettait de faire, et s’il ne l’a pas fait, ce n’est pas à Dupleix que la France doit s’en prendre.

« La fondation d’un royaume franco-hindou n’était pour lui qu’une œuvre de politique assez facile à réaliser avec du temps, de l’argent, de la volonté, un peu de fer. »

Mais il fallait que les directeurs et les actionnaires de la Compagnie des Indes consentissent à mettre leur volonté d’accord avec la sienne, et à lui donner un peu de temps, d’argent et de fer. Il leur représentait en vain que sa politique était conforme à leurs intérêts, que son audace était la prudence d’un homme qui savait prévoir et gagner l’ennemi de vitesse. Ils l’accusaient d’aimer les hasards, les aventures; ils n’avaient qu’une préoccupation, qu’un souci : ils entendaient toucher de gros dividendes. Les actionnaires ont l’esprit dur et rétif; on leur persuade difficilement qu’il faut faire des avances à la fortune, mettre la main à la poche pour couvrir les frais de premier établissement. Ils veulent moissonner sans semer ou sans que les semailles leur coûtent rien. S’ingérer dans les querelles des princes hindous! Y pensez-vous? La guerre est un gaspillage de fonds, une dépense improductive. Il faut plaindre les martyrs livrés aux bêtes; plaignons aussi l’homme de génie dont la destinée dépend d’une assemblée d’actionnaires. « On eût offert aux directeurs l’empire de l’Inde, dit M. Hamont, qu’ils auraient refusé avec indignation, s’ils avaient soupçonné qu’il faudrait pendant quelques années abandonner l’espoir des dividendes, et cette assemblée était souveraine. La cour se souciait peu des établissemens d’outre-mer; l’opinion était inerte; les questions coloniales laissaient tout le monde froid. »

Dupleix n’avait qu’un moyen de réchauffer les tièdes, de convaincre les incrédules : il aurait dû réussir dans toutes ses entreprises. L’actionnaire est rétif, mais superstitieux; l’homme qui réussit toujours lui inspire un respect d’adoration; il s’en fait une idole, un fétiche. Mais qui peut s’engager à être toujours heureux ? Dans le temps de ses premiers triomphes, Dupleix avait été sur le point de passer dieu. Il était le maître et le nabab du Carnate; il avait réduit sous son obéissance