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jalousant l’une l’autre, elles avaient pour principe commun d’intervenir le moins possible dans les querelles des princes indigènes. Dupleix devina dès la première heure que, bon gré mal gré, ces associations commerciales étaient destinées à devenir des puissances politiques, que, pour préserver leurs comptoirs de tout accident fâcheux, elles devraient tôt ou tard s’ingérer dans les affaires de leurs voisins, que la neutralité systématique était une franche duperie, qu’il est des cas où l’on n’est respecté qu’à la condition d’être craint.

Le royaume du Grand-Mogol, fondé au XVIe siècle par Bahour et ses hordes musulmanes, se désagrégeait, s’en allait, s’émiettait, tombait en ruine. De l’Himalaya au cap Comorin, les gouverneurs de régions et de provinces, les soubabs et les nababs, jadis simples percepteurs d’impôts, désormais vassaux turbulens, aspiraient à se rendre indépendans du fantôme de souverain qui tenait sa cour à Delhi, et qui leur vendait moyennant finance des patentes de vice-rois. Ils avaient tous grand appétit, ils se taillaient des domaines qu’ils entendaient transmettre à leur descendans. A l’ancienne centralisation avait succédé l’anarchie d’une féodalité asiatique : « On pouvait considérer comme ouverte la succession du Grand-Mogol. Qui hériterait des débris de ce pouvoir si redouté naguère? Assisterait-on à un morcellement de l’Inde au profit des nababs, ou bien, le Peishwa, le plus puissant des chefs mahrattes, succéderait-il au Mogol? Dupleix, qui connaissait à fond la situation, vit qu’il était possible à un troisième compétiteur de réussir, et que l’héritier obligé du trône de Delhi, c’était l’Européen, c’est-à-dire la France si elle voulait[1]. » Il avait deviné aussi que si la France ne voulait pas, l’Angleterre voudrait, qu’elle serait l’héritière.

Peu de temps lui avait suffi pour concevoir et mûrir son plan. Il s’était dit que sur les champs de bataille la discipline et la tactique ont facilement raison du nombre, qu’une poignée de soldats français dissiperait sans peine une armée hindoue, que le premier succès serait décisif, qu’ayant appris à connaître la puissance de nos armes, les potentats, les prétendans indigènes s’empresseraient à l’envi de rechercher notre amitié, qu’ils se la disputeraient, qu’ils nous demanderaient assistance dans leurs besoins, qu’ils nous feraient des offres magnifiques pour nous décider à les défendre contre les mutineries de leurs sujets et les agressions de leurs voisins, qu’ils prendraient l’engagement de pourvoir à la solde et à l’entretien de nos troupes, que détestables administrateurs, ils ne pourraient remplir leurs obligations, que leur

  1. Un essai d’empire français dans l’Inde : Dupleix, d’après sa correspondante inédite, par Tibulle Hamont; librairie Plon.