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en Égypte, les miracles de Cana et de Capharnaüm, les exorcismes, la marche sur la mer, la malédiction du figuier, la résurrection, et toutes les allusions aux prophéties que la vie du Christ a réalisées. » C’était dire expressément qu’il n’y avait plus rien à faire pour nous, désormais, de la personne de Jésus. Le comte Tolstoï la laissait aux bords du lac désert où on l’avait reconduite.

Mais il ajoutait après cela que la doctrine de Jésus ne pouvait être d’un homme ; et il ne nous en fallut point davantage pour éprouver, en l’entendant, une impression pareille à celle que durent ressentir les disciples du Christ, lorsqu’une voix leur cria dans la nuit : « Il est ressuscité ! » Et de fait, à la voix de l’apôtre russe, la confiance et l’espoir se ranimèrent en nous. Consciemment ou non, en vertu d’un de ces miraculeux « synchronismes » dont parlait Renan, le monde se reprit à rêver de Jésus. Ce fut le temps où les poètes le représentèrent comme un poète harmonieux et doux, les philosophes comme un penseur aux vues magnifiques, les utopistes comme un révolté prêchant la vie libre et le mépris des lois. Mais les peintres surtout, on s’en souvient, s’ingénièrent à glorifier ce Christ néo-chrétien. Ils nous le firent voir s’asseyant à table avec des paysans bavarois, ou interrogeant les petits élèves d’une école primaire scandinave. Du « bon pasteur » galiléen ils firent une espèce de bon « pasteur » protestant, promenant à travers notre monde sa mine pensive et ses grands yeux inspirés. N’est-ce pas M. Béraud qui l’introduisit un jour dans un de nos restaurans à la mode, où il nous le montra enseignant la bonne nouvelle à quelques sportsmen, avec Mme Sarah Bernhardt assise à ses pieds? Tous suivaient, à leur insu peut-être, l’exemple vénérable du comte Tolstoï. Mais aucun ne l’a aussi fidèlement suivi qu’un peintre russe, Nicolas Gay, qui a exposé à Moscou, il y a trois ou quatre ans, une image du Christ mourant sur la croix. Celui-là avait fait de son Christ un moujik des environs de Moscou ; mais il lui avait donné en outre un visage si laid et des manières si communes, que son œuvre fit scandale : on dut la retirer de l’exposition. Seul le comte Tolstoï la trouva sublime : et l’on raconte qu’après l’avoir pieusement contemplée il se jeta dans les bras du peintre, avec des larmes de joie. « Ah ! lui dit-il, vous avez peint le Christ tel que je le vois dans mon cœur ! »

Cette façon de moderniser le Christ — avons-nous besoin de le dire ? — n’était pas nouvelle. On la retrouve à l’origine même de la