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fut condamné, non à la peine du talion, en conformité avec la loi musulmane, qu’il aurait si bien méritée, mais à la détention perpétuelle dans une forteresse ; il fut interné à Belgrade où il succomba quelques années plus tard.

Voilà quel était, à cette époque et en pleine période de réformation, l’état de l’esprit public, soit dans les rangs des populations, soit même parmi les fonctionnaires publics, malgré la promulgation des firmans souverains. S’est-il amendé depuis lors ? Comme si l’histoire était vouée, dans ces contrées envahies par le plus étroit fanatisme, à se renouveler sans cesse, l’an dernier, dans ce même vilayet d’Alep, un autre religieux latin a été arraché de son couvent et mis à mort ; par qui ? non plus par de vulgaires assassins, mais par la force publique, par des soldats du sultan, commandés par un colonel, dont le premier devoir était de maintenir l’ordre et de faire respecter la sécurité de tous les sujets de son maître indistinctement et plus particulièrement de garantir celle des étrangers. Cet officier supérieur, ayant ainsi forfait à l’honneur, a-t-il été dessaisi de son commandement et renvoyé devant un conseil de guerre ? Récemment encore il était en pleine possession de la confiance de ses chefs et à la tête de ses troupes. Rien n’étant changé ni dans les mœurs publiques, ni dans les habitudes de la Porte, le châtiment se fait attendre comme en 1852, et pour l’obtenir, notre ambassadeur à Constantinople, dont la fermeté et la vigilance sont dignes de tout éloge, se voit dans la nécessité de déployer toute son énergie. Nous avons d’ailleurs la confiance qu’elle triomphera de tous les obstacles.

Autre coïncidence non moins suggestive, — néologisme qui est ici bien à sa place. — Durant, le siège de Sébastopol, nous eûmes occasion, à Constantinople, de nous entretenir des dangers qui menaçaient la Turquie, avec un officier, homme pourtant d’un tempérament paisible ; il nous signala lui-même le plus grave entre tous : l’éventualité où les Turcs seraient forcés de repasser le détroit et de rentrer en Asie. « Ce jour-là, ajouta-t-il en s’animant, le Bosphore ne roulera plus que des cadavres dans des flots de sang. » Que pense-t-on aujourd’hui, après une période de plus de quarante ans, dans la capitale de l’empire, de quels sentimens se nourrit la population musulmane ? Dans un élan de légitime indignation, M. de Mun en a apporté récemment, à la tribune, la farouche expression. Un cawas[1], racontait-il en

  1. Sorte de gendarmes au service permanent des ambassadeurs.