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machine. Quelque chose de notre sens de son bonheur a disparu. Sans doute, à la réflexion, nous verrons que la plante ne vit pas seulement pour elle-même, que sa vie est une suite de bienfaits, qu’elle donne autant qu’elle reçoit, mais aucun sens de ceci ne se môle d’une manière quelconque à notre perception de la beauté physique dans ses formes. Ces formes qui apparaissent nécessaires à la santé : la symétrie de ses feuillets, la douceur glabre de ses tiges sont considérées par nous comme des signes du propre bonheur de la plante et de sa perfection : ils sont sans utilité pour nous, excepté quand ils nous procurent du plaisir. Le Sermon sur la Montagne nous donne précisément la vue de la nature qui est prise par l’affection incurieuse d’un humble, mais puissant esprit. Il n’y a pas de dissection de muscles ni de dénombrement des élémens, mais le regard le plus ferme et le plus large sur les faits apparens, et la métaphore la plus magnifique en les exprimant : « Ses yeux sont comme les paupières du matin. Dans son cou, réside la force, et la tristesse se tourne en joie devant elle. » Et dans le commandement si souvent répété, jamais obéi : « Regardez les lis des champs! » observez qu’il y a précisément la délicate attribution de la vie que nous savons être une caractéristique de la vue moderne du paysage. Il n’y a pas de science, ni d’idée de science, pas de numération de pétales, ni d’étalage de provisions pour la nourriture, — rien que l’expression de la sympathie à la fois la plus enfantine et la plus profonde. » C’est le sentiment esthétique[1].

Telle est la faculté qui nous permettra, mieux que la raison ou que l’appétit sensuel, de surprendre « l’appel de toute la nature inférieure aux cœurs des hommes, l’appel du rocher, de la vague, de l’herbe, comme une part de la vie nécessaire de leurs âmes. » Nous avons trouvé l’instrument de notre étude autant que son objet, et sa récompense autant que son instrument. Car l’enthousiasme

  1. Dans ces pages et dans celles qui suivront, on a cherché à donner une image fidèle non plus des paroles de Ruskin, mais de sa pensée. Il a donc été parfois nécessaire de transposer les paroles afin de restituer plus exactement l’idée. Par exemple, ici, on se sert du mot : « sentiment esthétique » dans tous les cas où Ruskin se servirait, du mot « faculté théorique ». Le mot esthétique est proscrit par Ruskin en anglais, comme signifiant autre chose que cette énergie de contemplation qu’il a en vue. Mais, en français le mot esthétique a bien le sens que Ruskin prête à théorique. C’est le sens qui lui a été donné par tous les esthéticiens, notamment par M. Charles Lévêque dans sa Science du Beau. Et quand Töpffer a parlé, dans ses Menus Propos, de la faculté esthétique ou quand, plus récemment. M. Cherbuliez, ici même, a analysé le plaisir esthétique, ils ont, parallèlement à Ruskin et en se servant d’un autre mot, exprimé la même idée que lui.