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une Nuits, et il semble qu’on est devant un amas de petites choses diverses et précieuses, miroitantes et attirantes, mais changeantes et fuyantes comme des flammes, et comme des flots...

Et pourtant, le fleuve qui coule sous nos yeux ressemble bien au fleuve qui coulait au même endroit et que nous appelions du même nom quand un aïeul, nous tenant par la main, nous le fit voir pour la première fois! Cette flamme qui sursaute et peuple de figures étranges le grand hall de la vieille maison familiale rappelle bien, dans son aspect général, la flamme qui réchauffa nos doigts d’enfant et nous fit faire tant de beaux rêves envolés aujourd’hui par la cheminée ! Aucun flot n’est exactement le flot d’hier, — mais c’est toujours le même fleuve. Aucune flamme ne reproduit mathématiquement les arabesques d’antan, — mais c’est toujours le même foyer. Ruskin est comme un fleuve. Il est comme une flamme. Il ne se ressemble jamais, il se renouvelle sans cesse, et il est le même toujours. Ses pensées viennent toujours de la même source — qui est très haute. Elles vont toujours grossir le même Océan, — qui est très lointain. Quelle est donc cette source? Quel est cet Océan?

Nous allons le rechercher. Si en le recherchant nous dérangeons quelques préjugés établis sur un texte isolé de Ruskin, on nous excusera en songeant que ce n’est point ici l’analyse de tel ou tel de ses ouvrages, mais une vue d’ensemble de sa pensée depuis 1843 jusqu’à 1888, — de sa pensée sur la Nature, de sa pensée sur l’Art, de sa pensée sur l’Homme. Et s’il était arrivé que des disciples plus ardens que clairvoyans ou des adversaires plus ingénieux que loyaux avaient fourni, même en Angleterre, une idée très fausse de la doctrine ruskinienne, cela ne prouverait rien contre la fidélité de la synthèse qui va suivre, mais plaiderait simplement pour sa nécessité. Il sera certes très facile de trouver chez le Maître des textes qui nous contredisent, et comme ces textes ont toujours une forme absolue et aphoristique, on pourra s’imaginer qu’ils sont exclusifs de toute autre opinion. Il n’en est rien. Ce sont là comme les remous du fleuve, les tourbillons qui peuvent momentanément et localement aller contre le courant. Ils ne le changent point. Et leur violence même ne peut rien sur la direction que nous avons cru discerner dans cette pensée que nous voulons déterminer.