Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plupart, ni à la hauteur de leur mission, ni pénétrés des devoirs qui leur incombent. Qui oserait, après les récens forfaits tolérés ou prescrits en Asie Mineure, prétendre que la Turquie a fait un pas dans la voie salutaire que l’Europe a voulu ouvrir devant elle ? que la justice y est plus équitablement distribuée ? que les impôts y sont mieux répartis, levés sans exactions ? que les chrétiens y jouissent de la liberté de conscience, de la sécurité qui leur ont été promises sous la garantie des grandes puissances ?


V

A quelles causes faut-il attribuer un si révoltant mécompte ? Il en est, croyons-nous, de plusieurs sortes ; il en est qui datent de la conquête. Pour les bien définir et en déterminer le caractère, pour bien voir les choses et en déduire logiquement les conséquences, il nous faut ici remonter le cours de l’histoire. En soumettant à leur domination les populations chrétiennes de l’Europe orientale, les sultans les ont, en quelque sorte, parquées dans une situation sociale étroite et circonscrite. Ils ne leur ont toléré l’usage de leur religion qu’en ayant soin d’en limiter l’exercice, sans les admettre au partage des privilèges concédés aux coreligionnaires du souverain. Sans parler des impôts de toute sorte, les chrétiens étaient tenus d’acquitter une taxe humiliante qui était la marque de leur infériorité ; ils étaient exclus des fonctions publiques et de l’armée qui se recrute uniquement, même à l’heure actuelle, parmi les musulmans ; et n’étant, à vrai dire, ni des sujets, au sens élevé du mot, ni des esclaves, ils supportaient toutes les charges de la première de ces deux conditions et celles qu’entraîne la servitude. Ils ont vécu, durant plus de trois siècles, dans cet état d’abaissement et d’ilotisme, sous la main de fer de leurs vainqueurs, restés leurs maîtres aveugles et implacables qui, les accablant de mépris, ne les jugeaient pas encore dignes de leur colère. Durant cette longue période, les chrétiens n’ont eu qu’un souci, celui de se faire oublier ; ils dissimulaient leur bien-être, quand ils en possédaient, dans l’intérieur de leurs habitations auxquelles ils prenaient soin de donner, à l’extérieur, une apparence sordide, sachant bien qu’ils en seraient dépouillés, souvent avec la vie, dès qu’ils en auraient fait étalage : témoin ce Constantin Brancovan dont on racontait, naguère, à l’Institut, l’émouvante et tragique histoire, décapité, en 1714, avec ses quatre fils et son gendre.