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à se soumettre les autres. Nous n’en sommes encore qu’à l’heure où tous ensemble conjurés tentent d’arracher du sol cubain le drapeau rayé de jaune et de rouge, et de le remplacer par le drapeau rayé de blanc et de bleu, avec l’étoile solitaire… Mais dans ce même camp où créoles et nègres « fraternisent » contre l’Espagnol, il n’y a vraiment qu’une pensée commune : chasser l’Espagne de Cuba, et ils ne fraternisent que de haine.

Cette pensée seule leur est commune, ou cette haine, qui leur tient lieu de pensée : les intentions, les mobiles ne le sont pas : parmi ces alliés d’un jour, il y a de tout : il y a (c’est un type trop rare) la « vieille barbe » classique, le philanthrope qui sacrifie à des principes : il y a l’aventurier qui se bat pour toucher une solde et l’aventurier qui se bat pour se battre ; il y a le bandit de profession qui ne voit dans la guerre qu’un agrandissement et comme une justification ou une réhabilitation de son commerce. Il y a l’esprit humain qui court sur les nues après la chimère : il y a, hélas ! il y a surtout, la bête humaine qui, brutalement, retourne et retombe à la sauvagerie ; et pour un blanc qui d’un cœur sincère se propose de réconcilier en une seule famille, dans le symbole républicain, toutes les races proclamées libres et égales, il y a cent nègres qui s’enivrent et s’hallucinent de voler, de piller, d’incendier, de tuer, ou de violer des femmes blanches. Il y a sans doute, dans le camp insurgé, quelqu’un que tentent les lauriers de Bolivar, mais sûrement ils sont plusieurs que tentent les épaulettes, le panache, la friperie dorée, la verroterie militaire de Soulouque.

Et les causes psychologiques de la révolution de Cuba ramènent à ses causes historiques, en tête desquelles la contagion venue des États espagnols de l’Amérique du Sud, de l’Amérique centrale et des Antilles même, de la Colombie, du Mexique et de Saint-Domingue : Cuba veut se séparer de l’Espagne, parce que non loin d’elle, et pour ainsi dire à sa vue, d’autres colonies s’en sont séparées. Ce qui fait que l’on touche ici, au-dessus des causes particulières, une cause plus générale, presque une loi : et c’est que, dans un temps donné, il n’est pas de colonie qui ne fasse effort pour se détacher de la métropole, à moins d’être peuplée exclusivement par des races très inférieures. L’Amérique septentrionale, à la fin du siècle dernier, l’a bien prouvé à l’Angleterre ; les autres Amériques, au commencement de ce siècle, l’ont bien prouvé aux Espagnols.