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joie, ces jours-là rapprochaient les cœurs, effaçaient les distances, et faisaient tout oublier, souffrances et griefs, dans une unanimité de sentimens que notre France divisée ne connaît plus aujourd’hui. Il est malaisé d’établir une comparaison exacte entre ces temps et les nôtres; mais ne peut-on pas dire cependant que de nos jours, s’il y a plus d’égalité entre les hommes, il y a aussi plus de haine ; et que, si le bien-être a augmenté, il n’est pas tout à fait certain qu’il en soit de même du bonheur? En effet, le bonheur ou le malheur n’est souvent autre chose que le jugement porté par chacun de nous sur sa destinée, et Mme de La Fayette n’avait pas tort lorsqu’elle écrivait à Ménage : « Quand on croit être heureuse, vous savez que cela suffit pour l’être. »


III

Le royal enfant dont la naissance avait donné lieu à des transports de joie si sincères, devait, d’après les usages, demeurer aux mains des femmes jusqu’à l’âge de sept ans. C’était à la gouvernante des enfans de France qu’il appartenait de veiller sur son éducation. Ces hautes fonctions étaient occupées depuis dix-huit ans, par Louise de Prie, demoiselle de Toucy, maréchale de la Mothe-Houdancourt. « Ma cousine, lui avait écrit Louis XIV, le 4 septembre 1664, ayant à donner une gouvernante à mon fils, j’ai cru que je ne pouvais faire un meilleur choix que vous. C’est pourquoi, si rien ne vous empêche d’occuper cette place, je vous la destine avec joie pour l’estime singulière que je fais de votre personne[1]. » La maréchale de la Mothe-Houdancourt s’était montrée digne de cette estime singulière. A trente-quatre ans, elle était demeurée veuve et pauvre, avec la lourde charge de trois filles à élever. Elle réussit à les bien marier. Chacune fut duchesse, et s’il est trop souvent question de l’une d’entre elles, la duchesse de la Ferté-Senecterre, dans la chronique scandaleuse du temps, la dernière au moins, la duchesse de Ventadour, après avoir, étant jeune fille, repoussé les avances audacieuses de Louis XIV en le menaçant de l’étrangler, mérita plus tard l’honneur d’être choisie pour remplir auprès de Louis XV enfant les fonctions que sa mère avait remplies auprès du duc de Bourgogne.

La maréchale de la Mothe-Houdancourt, qui succédait à la

  1. Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 336.