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impressions nouvelles se succéderont, qui ne prévaudront pas contre l’impression ineffaçable. Le poète fera effort jusque dans ses derniers vers pour chasser un souvenir qui reste quand même douloureux :


Ote-moi, mémoire importune,
Ote-moi ces yeux que je vois toujours.


Il retrouvera toujours au fond de sa mémoire ces sombres yeux. Il ira dans la vie, sans rien entendre et sans rien voir, comme ceux que possède une pensée unique à laquelle ils sont en proie. Il s’est heurté à l’un de ces accidens rares, extraordinaires et terribles dont on ne cite que quelques exemples : une grande passion. Il ne saura plus parler d’autre chose, et il mettra tout son art à en fixer le souvenir. Musset est incapable de se détacher de lui ; mais ce que son inspiration perd en variété et en richesse, elle le gagne en intensité. L’auteur de Jacques était encore celui d’Indiana. Le poète de Rolla est devenu le poète des Nuits. C’est la transformation la plus complète et en même temps la plus heureuse qui se pût imaginer. Et si l’homme a le droit de maudire celle qui la première lui apprit la trahison, le poète a le devoir de remercier celle grâce à qui se sont révélés tout à la fois chez lui le cœur et le génie.

Quand on relit les pièces qui vont de la Nuit de mai au Souvenir, ce qui frappe dans cette poésie inspirée par une aventure personnelle, toute pleine d’une impression récente et composée en quelque sorte sous la dictée de la réalité, c’est de voir comment le poète y dépouille son émotion de tous les élémens particuliers, de tous les traits qui l’auraient faite étroite et précise. C’est le statuaire qui dégage le type de la beauté en rejetant les tares des formes individuelles. Les personnes, les noms, le décor extérieur, le lieu, l’heure, la date, autant de détails que nous sommes libres d’imaginer à notre gré. Mais le poète remuait de vieilles lettres, et de leur poussière s’est levée la tristesse d’antan. Mais il est resté toute une nuit penché à son balcon, attendant jusqu’au matin le retour de l’infidèle. Des images de désolation naissent comme d’elles-mêmes : c’est le pélican qui donne ses entrailles en pâture à ses petits, c’est le laboureur qui trouve son champ dévasté par l’incendie. Comme il nous fait grâce de tous les incidens, il ne s’embarrasse d’aucune théorie et conception nuageuses. Si l’amour est un élan sublime et une aspiration sainte, il n’en sait rien. Il sait seulement qu’il voulait posséder et garder celle qu’il aimait, et qu’elle est partie. Il a été trahi et cette trahison est un abîme où sa raison ne