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poème de notre amitié sainte et de ce lien idéal qui s’était formé entre nous trois, lorsque tu lui arrachas à Venise l’aveu de son amour pour moi et qu’il te jura de me rendre, heureuse ! » Auprès de cette réalité toute fiction parait médiocre. Polyeucte cède sa femme à son rival, mais c’est au moment de mourir. Jacques abdique ses droits devant la toute-puissance et la légitimité supérieure de la passion, mais il se suicide. Musset vit, reçoit des nouvelles de Pagello « qui est un ange », est tenu au courant des effusions par lesquelles sa maîtresse et son rival heureux se prouvent « leur amour pour Alfred. » C’est la folie toute pure.

Ainsi mêlé d’élémens contradictoires et pétri d’idées fausses, l’amour devient une monstruosité, C’est le moment que choisissent les romantiques pour en décréter le caractère divin. Il est beau, et même il n’y a au monde pas autre chose de beau et de sacré. Il est héroïque et ceux qui se sont haussés jusqu’à lui en deviennent très grands. Il est une vertu, s’il n’est même toute la vertu. Il est la règle unique de la vie, enferme en lui la morale, absorbe la religion… Une loi d’airain veut que ces tentatives pour escalader le ciel aboutissent à des chutes formidables.

C’est dans les dernières lettres de George Sand, après la reprise de possession et au moment où va s’imposer la nécessité d’une rupture définitive, que la passion parle le langage le plus brûlant. « Je ne t’aime plus, mais je t’adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m’en passer… » D’ailleurs le calme reviendra vite amenant l’oubli. Profondément femme, George Sand a besoin d’être dominée ; et elle n’a trouvé en Musset vraiment qu’un enfant. C’est pourquoi sa liaison avec lui ne laissera de trace profonde ni dans sa mémoire ni dans son œuvre. C’est un épisode dans sa vie, ce n’est pas une date dans l’histoire de son esprit. Elle revient à la grande question qui n’a cessé de la préoccuper, celle des droits de l’individu contre la société, de la nature contre la raison. Elle est douée des plus admirables facultés pour emmagasiner des idées, des sensations, des images, et les rendre sous forme d’art : le flot continue à s’épancher avec la même régularité, sans que le cours en ait été troublé ni dévié. Par bonheur, il n’en a pas été de même pour Musset. Il a été remué jusque dans le fond de son être ; sa nature est débile, incapable de réagir, et il ne peut compter sur son œuvre pour s’échapper à soi puisqu’il n’a jamais mis dans son œuvre que lui-même. Il ne s’est jamais intéressé qu’à l’amour ; et il vient d’aimer pour la première fois de sa vie, d’un amour qui sera désormais toute sa vie. Du temps passera, des