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C’est l’éducation morale qu’il faut « intégrer » et universaliser, non pas l’instruction intellectuelle. Tous ont droit à la plus haute moralité et, comme le dit Kant, à la « sainteté » même, et tous ont le devoir d’y tendre ; mais il y a dans les sciences, dans l’art, dans la littérature, des régions où on ne peut ni espérer ni désirer que tous pénètrent, s’il doit en résulter un manque d’adaptation de l’esprit à la profession. Que l’enfant du peuple ait, comme dit Molière, des « clartés » non pas de tout, — ce qui est énorme ! — mais des principaux résultats de la science moderne. Au-delà, c’est la « demi-instruction » avec ses inconvéniens sociaux. Notre enseignement primaire n’est ni assez général dans ses grands principes, ni assez pratique dans ses détails ; il se meut dans les intermédiaires, qui sont précisément les inutilités au point de vue moral d’un côté, technique de l’autre.

Outre l’abus des préjugés intellectualistes et la foi exagérée dans la vertu moralisatrice des sciences positives, on a été aussi victime des préjugés politiques, religieux, antireligieux. Par le malheur des circonstances et par la maladresse des hommes, la politique a dominé dans les questions d’enseignement ; et les intérêts moraux des enfans, des maîtres eux-mêmes ont été trop sacrifiés aux intérêts de parti. De cette manière, on a troublé encore l’équilibre des esprits. Cette logique à outrance « mise au service de la passion » offrait, au point de vue social, des dangers évidens. Elle a produit les excès de la lutte contre le cléricalisme. De quoi se compose aujourd’hui le parti qui s’intitule anticlérical ? Un philosophe non suspect lui-même de cléricalisme, M. Renouvier, répond : « D’esprits étroits et bornés, chez qui la libre pensée n’est faite que de négations. » Et ce n’est pas avec des négations que l’on moralise un peuple[1].

Quelque opinion que l’on ait sur les dogmes religieux, encore faut-il reconnaître cette vérité élémentaire de sociologie que les religions sont un frein moral de premier ordre, et plus encore, un ressort moral. Le christianisme, en particulier, a été défini un système complet de répression pour toutes les tendances mauvaises. Le christianisme a ce particulier mérite, par où il

  1. La passion de l’anticléricalisme est devenue telle que, pour protéger la conscience des voleurs et des assassins, on ne permet plus aux aumôniers d’avoir un logement dans les prisons, ni de visiter les prisonniers sans être appelés. Donnera-t-on, du moins, aux détenus un enseignement moral « laïque » ? Non, on s’en remet, pour les moraliser, aux leçons de leurs camarades. La prison, c’est l’école mutuelle du crime.