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Narychkine, alliés à la famille impériale par la tsaritsa Natalia Kirillovna, mère de Pierre le Grand ; les Yousoupof, descendans de Yousouf, sultan de la horde de Nogaï ; les Cherémétief, les Moussine Pouchkine, les Razoumovsky, les Galilzine. Tous ces grands seigneurs faisaient respecter autour d’eux le style héréditaire de leurs maisons et les traits propres de leurs fières personnalités.

Ce qui frappe à lire des récits de ce bon vieux temps, c’est l’envergure de ces existences colossales, c’est l’immensité du théâtre réservé à l’action d’un seul. L’intelligence française, produit d’une vie plus vieille et plus mesurée, prononce devant les actes comme devant les édifices ou devant les domaines, que c’est trop grand. En vain la France du siècle dernier prêtait-elle à la Russie ses belles-lettres, ses arts, son industrie, ses manières, sa langue ; comment lui aurait-elle prêté ses mœurs ? Et de quel droit eût-elle empêché les nobles moscovites, de vivre à la russe, en boyars ?

Le comte Piotr Borissovitch Chérémétiof est présenté comme le parfait gentilhomme des temps de Catherine, membre de l’aristocratie européenne et seigneur pain-et-sel de sa terre russe. Sa fortune était immense : dix villages épars autour de Moscou ; 140 000 serfs attachés à ces villages ; trois résidences également princières ; dans chacune d’elles, des appartemens meublés de ce que la France, la Hollande et l’Italie offraient de plus rare, des jardins plantés d’arbres tropicaux, des serres, des orangeries,, des étangs portant des flottilles entières, des équipages servant ces flottes, des batteries de vingt canons sur un seul de ces bateaux ; plusieurs théâtres, les uns d’été, les autres d’hiver, munis de machines, de costumes et d’accessoires ; des troupes d’acteurs, de chanteurs, de musiciens et de danseurs ; un personnel complet de régisseurs, de copistes, d’archivistes et jusqu’à un auteur dramatique dont on a conservé le nom, Vassili Voroblevsky ; un équipage de chasse où piqueurs, écuyers, fourriers, cuisiniers et valets composaient au total un régiment de 700 hommes…

Le palais regarde avec mélancolie, dans les eaux figées de l’étang, son image d’il y a cent ans. Une colonnade basse portant le corps de logis principal se prolonge par des galeries qui vont rejoindre deux ailes symétriques ; toutes ces parties sont d’une même élévation. Le corps principal s’orne d’abord en son