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trapues en forme de fiole ; sous l’édifice, il y a des sépultures dans des galeries humides et sombres ; à l’intérieur du temple, un mur entier est peint d’un vaste Jugement Dernier. Toute l’Écriture sainte se trouve traduite là en symboles lisibles pour ceux qui ne savent pas lire. Une baba jaune et ridée pleure devant le tableau de l’enfer :

— Comment ne pas pleurer, dit-elle, quand on voit de pauvres pécheurs ainsi punis devant Dieu ?

Mais quand elle passe à droite, devant le royaume du ciel, sa vieille figure enfantine s’éclaire :

— Gardons-nous du péché, me conseille-t-elle, pour qu’il advienne ainsi de nous.

Dans la chapelle de Philarète, le moine qui vend des cierges se dérange pour venir me faire l’éloge de ce métropolite. La mort ici grandit les hommes ; d’une haute fonction ecclésiastique, ils sont naturellement promus à la sainteté. L’église-réfectoire est, au premier étage, une grande salle décorée dans le style rococo, pleine d’une forte odeur de poisson ; un frère débite à tout venant du pain noir qu’on paie ou qu’on ne paie pas, c’est affaire de conscience. Saint Michée, une Vierge de Vladimir ont leur chapelle propre, mais l’affluence principale est à l’église de la Trinité ; là, les Moschi de saint Serge sont élevées de plusieurs gradins ; à mesure que les fidèles se succèdent, le moine debout près du catafalque leur prend des mains les billets préparés par le scribe ; il lit les noms des parens ou des amis absens. Là aussi, on honore des images toutes militaires : un saint Nicolas se présente dans une riza bosselée ; ce guerrier a reçu des balles polonaises. L’image de la vision de saint Serge a fait déjà la campagne de 1654 sous Alexis Mikhaïlovilch, la campagne de Suède en 1713, la campagne de 1812, la campagne de Crimée. Elle n’est pas au bout de ses services.

Dans la cour, c’est sans cesse ce va-et-vient nonchalant de gens qui entrent aux églises, disent un bonjour aux saints, mendient un morceau de pain, font un somme, mènent la vie nulle et méritoire pour laquelle ils ont lâché le manche de la charrue. Ils fréquentent surtout le cimetière, particulièrement ombragé ; un d’eux, — saisissant symbole d’une existence fragile et toujours appuyée sur la mort ! — a pris pour oreiller un tertre récent. Ils errent, ils s’attardent, ils hésitent, doux par faiblesse et paresseux par ignorance. Tandis que le Français, l’Allemand, l’Anglais, ces