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qu’une tourbe y fermente, que les villages voisins s’y déversent librement, qu’on sache ce qu’il peut bouillir de force aveugle dans ces vastes réservoirs et qu’on ait contre elle des digues, des bassins, de fortes jetées…

Nous marchons vers les tribunes ; Dmitri Feodorovitch va devant ; grâce à son uniforme brodé, il ouvre le passage dans la foule épaisse. Quelqu’un de la cour lui a rapporté qu’au reçu de la première nouvelle, encore inexacte, l’Empereur s’était décidé à ne point paraître au terrain de la réjouissance populaire ; mais qu’ensuite, sachant l’étendue de la catastrophe, il avait autrement apprécié son devoir de souverain ; et qu’enfin, il va venir, il se montrera au peuple qui a souffert.

Une étrange figure croise notre chemin, un moine mendiant, harnaché comme le sont d’ordinaire les pèlerins, son sac au dos, sa théière ballante sur la poitrine. Nous l’arrêtons :

— Eh bien, frère ! as-tu vu ce tableau ?

— La volonté de Dieu ! répond-il en se signant. — Ses yeux clairs, doux et fixes, lancent des regards surhumains ou moins qu’humains, mais qui n’appartiennent pas à ce que je nommais jusqu’alors humanité.

— Un grand deuil pour l’Empereur, frère.

— Dieu le protège ! Et nous, prions pour lui.

Grâce à Dieu, il a reçu un gobelet, qu’il emporte dans son paquetage ; et grand merci pour le rouble que nous lui donnons ; justement il va à Kief, en demandant de droite et de gauche la charité de Dieu.

Un bruit de voitures en roulement, le trot sonore de l’escadron qui forme l’escorte signalent l’arrivée du cortège impérial. La foule massée devant le pavillon tend les câbles de fils de fer derrière lesquels elle est parquée : elle a senti venir l’Empereur. Il paraît ; l’hymne populaire éclate, sonné par des cuivres et chanté par des voix ; les têtes se découvrent, les casquettes volent en l’air ; un enthousiasme furieux se déchaîne et se mêle au vent d’orage qui passe sur la forêt vivante en grandes ondes de poussière. Comme si ce vent parcourait une lande dont on verrait les arbustes se courber et se tourmenter, ainsi toutes ces âmes frémissent et bruissent, frappées à la fois du même passionné sentiment. La rumeur se prolonge, renaît, retombe, suivant ces rythmes mystérieux qui règlent tous les mouvemens de la nature ; par instans, les cris se faussent et deviennent lugubres, comme