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Capricieuse, tantôt elle tranchait nettement les vies et tantôt les laissait pendre par un fil à la guenille humaine, en sorte que des malheureux pussent encore sortir du fourré pour aller expirer à l’écart. Enfin un combat sans armes, pareil aux chocs de la préhistoire ; les uns, écrasés verticalement contre les murs de planches, succombaient tout de suite, n’ayant plus la place de leurs poumons dans leurs thorax qui craquaient ; d’autres, étreignant leur proche voisin, s’ils réussissaient à le tirer bas, s’en faisaient un escabeau et montaient sur lui pour accéder à l’air. Pourtant ce peuple qui sait mourir consentit aussi de nobles sacrifices. « Sauvez les enfans ! » crièrent des voix, et plusieurs petits purent s’échapper en courant sur ces têtes serrées entre elles comme les pierres d’un pavé.

Pourquoi multiplier les détails ? D’autres feront là-dessus des enquêtes de police et d’administration. Quelles que soient les causes secondes du phénomène, il n’importait que d’en montrer la farouche espèce et de fixer cette réalité de vie et de mort que les yeux ont vue et dont les moelles ont frémi. Nous l’oublierions bien vite, nous les heureux, portés par cette mer populaire, et qui nous berçons sur elle, pareils aux invités d’une fête sur l’eau ; ou plutôt, nous croirions nous en souvenir, l’ayant cataloguée selon nos catégories, nommée dans notre vocabulaire, logée toute réduite dans une case de notre entendement. Mais c’est en vain qu’on cherche à comprendre la vie, la vie n’est pas compréhensible. On la croyait apprivoisée, ordonnée, policée, et tout d’un coup voilà qu’elle se déchaîne et fait ce qu’elle sait faire ; la ville heureuse et riante, dont on ne voyait que le Kreml, son chef d’or, se convulsé, se déchire, montre ses entrailles et ses excrémens ; on reconnaît la marâtre cruelle, la ville violente de Dmitri Donskoï et du faux Dmitri, la ville de la peste, du ravage, du feu, du sang, de la mort. Faut-il s’en étonner ? Que sont quelques siècles dans le développement d’un si grand peuple ? et pourquoi nous amusons-nous à lire l’histoire, alors que la vie même inscrit sous nos yeux en signes si tragiques la chronique du passé ?

Et maintenant, après cette douloureuse surprise et la manifestation sauvage de ces forces ignorées, quel parti reste à prendre ? Un seul, celui qu’on prend contre l’inconnu et le fatal, contre la bourrasque et contre l’épidémie ; observer d’abord et mesurer, puis se défendre avec les moyens de ce temps-ci qui sont l’autorité, l’ordre et la prévision ; puisque la ville s’étend,