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dans le salon des grands Gobelins ; on peut lire là, au verso des menus, tout l’Almanach de Gotha. Le cadre du vieil art national sied singulièrement à ces réunions royales, et bien nous en prend d’avoir gardé dans la France d’aujourd’hui ces quelques restes de la France d’autrefois. Nous nous étions un peu trop hâtés de boucler cette histoire, et voilà que l’histoire même nous invite à rouvrir les garde-meubles et nous rappelle aux manières d’autrefois.

Le jour qui paraît aux fenêtres retient ici plutôt qu’il n’attire au dehors. Les chanteuses se sont groupées dans le grand salon près de la fontaine, et c’est charmant de se bercer à les écouter ; elles forment un de ces fins et fugitifs tableaux dont il faut se hâter de jouir avant que la vie rapide les ait éteints et dissipés.

Qui dira pourquoi ces matins sont les plus gais et les plus purs qu’on découvre déployés dans le ciel au sortir d’une salle de bal ? À peine ces quelques heures d’obscurité ont-elles interrompu l’œuvre du printemps hâtif, pour nous vertigineux ; nos nerfs d’Occident, habitués à des climatures plus lentes, suivent avec peine une nature qui va si vite.

Les souffles de la chaleur devancent les effluves de la lumière ; les arbres, fleuris d’hier, neigent le long de la rue déserte pardessus les murs des jardins ; les corneilles, dont les nids sont achevés, jouent et crient autour de la maison de bois. Une seule silhouette au-devant de laquelle le soleil oriental projette une grande ombre, marche par la rue. C’est simplement le portier du comte Tolstoï. Désœuvré en l’absence du comte, il s’occupe des passans et s’intéresse à moi ; hier soir, il vint frapper à ma fenêtre pour m’offrir une gerbe de lilas. D’où venaient ces lilas ? Dieu le sait. Mais je les acceptai sans scrupule, en vertu du principe de la non-résistance au mal.


IV

On comptait que la fête populaire ne commencerait pas avant 9 heures, dans la matinée du 18 mai. Les chefs d’usine avaient reçu l’ordre d’y envoyer leurs ouvriers en troupe, sous la conduite des contremaîtres : une colonne de plusieurs milliers d’hommes quitta donc vers 6 heures notre quartier des Khamovniki. Or, les voici revenus isolément, qui pérorent dans la rue : « Un désordre effroyable !… Les paysans se sont jetés sur les baraques ;