Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre ces cadeaux des moujiks et les dons de joyeux avènement.


Je ne sais quelle inquiétude des nerfs et l’habitude momentanée de ne pas dormir nous attire à minuit vers les jardins de Pétrovsky Park ; d’intrépides camarades russes arrangent cette partie, sous le prétexte bien moscovite d’entendre des chants tziganes. Le café Mavritania, où nous entrons, est un lieu quelconque, pareil à ce qu’on voit partout, Moscou même arrivant au cosmopolitisme par le chemin du plaisir. Diplomates de l’ambassade d’à côté, officier anglais changeant cette nuit en jaquette sa jupe de highlander, Japonais très raides dans leurs faux-cols de Londres, improvisent aux portes du sanctuaire russe ce boulevard international.

Ces filles de Bohême pour la plupart sont laides, et fort heureusement, car elles troubleraient avec des chants si langoureux et si passionnés. On écoute sous leurs voix perfides ces mélodies lointaines, toutes de rythme et toutes d’accent, héritage vocal de générations nomades qui n’avaient d’autre richesse qu’un peu d’art. Ainsi chantaient-elles ici même au siècle dernier… Pourquoi leurs airs varieraient-ils d’un siècle à l’autre, puisqu’elles chantent la chose éternelle ?

Cependant ce mauvais lieu offrant l’avantage des autres mauvais lieux, nous y retrouvons beaucoup de monde. Lev Vassilievitch, de Kief, est là. « Pourquoi perdre du temps à dormir ? Nous mourrons bientôt… » me dit ce philosophe ; il ajoute que le mieux est d’en rire, aussi longtemps que dureront les progony[1] du couronnement.

Notre colonne de retour s’éparpille selon les vitesses des différens attelages. Une voiture de la cour, ayant sur le siège un valet de pied doré, nous devance ; nous devançons un izvoztchik ; derrière cette silhouette affaissée, passent aux lueurs d’un bec électrique deux amoureux enlacés. Un cocher moscovite au chapeau bas largement évasé, aux formes postiches, aux cheveux bouclant sur sa nuque rasée, crie : « Bereguis ! » et croise en rendant la main à ses trotteurs. Et sur tout ce mouvement, les arbres anciens, frissonnant dans leur frondaison nouvelle, jettent leur fraîcheur ; la nuit russe, la nuit brève, jette sa grâce et son secret.

  1. Frais de route.